Finance comportementale (7e partie) : Segmentation mentale, l’effet miroir, la ruine du joueur …

Conceptual image - meditations over the financeCe texte fait partie de la série « finance comportementale »

Dans cette septième partie, nous allons essayer de décrypter les raisons du comportement étrange des investisseurs face au risque.

La logique voudrait donc que nous prenions plus de risques lorsqu’il existe un potentiel de profit jugé important et, à l’inverse, que nous prenions moins de risques quand le potentiel de perte est jugé important. Il semblerait une nouvelle fois que les réflexes naturels de l’investisseur  soient tout le contraire de cette logique.

Lorsqu’un investisseur achète une action, il aura tendance à la vendre rapidement dès qu’elle aura grimpé au-dessus de son prix d’achat.

Plusieurs maximes boursières vont même dans ce sens, du style : « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras » ou encore « on ne s’appauvrit pas en prenant ces profits ».

A l’inverse, l’investisseur préfèrera garder en portefeuille une action en perte car il cultive l’espoir qu’elle remontera au-dessus de son prix d’achat et finira par procurer un profit.

Ce type de comportement a été observé aussi bien chez les investisseurs particuliers que chez les professionnels.

Terrence Odean

La première étude a été réalisée par Terrance Odean professeur de finance à l’Université de Californie (Berkeley) qui a observé aux USA les positions en actions de 10 000 comptes titres de particuliers entre 1987 et 1993. Il a étudié l’évolution des actions vendues et a noté que les investisseurs avaient vendu trop rapidement les actions bénéficiaires et avaient gardé trop longtemps les actions en perte.

La seconde étude sur les professionnels nous est présentée par les professeurs Daniel Kahneman (prix Nobel d’économie) et Amos Tversky (pionnier des sciences cognitives) de l’Université de Stanford.  Nous vous avions déjà présenté ces illustres penseurs dans la partie 3 de cette série dans laquelle ils nous expliquaient leur théorie des perspectives et également l’étude sur le fait que nous ressentions 3 fois plus de douleurs face à nos pertes que de joies face à nos gains.

Ils nous expliquent cette fois, ce qu’ils appellent «  l’effet de miroir« .

finance comportementale

Il s’agit d’un comportement propre aux investisseurs : selon les résultats empiriques d’une étude menée sur des professionnels, ils ont observé que la moitié de ces « zinzins » faisait état d’une aversion aux risques lorsqu’ils font référence aux gains qu’ils ont réalisés tout en présentant un certain appétit pour le risque lorsqu’ils ont enregistré des pertes. Cet effet de miroir est donc le reflet inversé d’une certaine logique pragmatique fondée sur le concept, bien connu, consistant à expliquer qu’il faut laisser courir ses gains et limiter ses pertes.

Daniel Kahneman et Amos Tversky expliquent ensuite que l’appétit du risque du côté des pertes de certains investisseurs présente des similitudes inquiétantes avec le concept de la « ruine du joueur » qui traduit un désir incontrôlable de récupérer en une seule mise l’argent perdu lors d’une série de pertes.

Vous aurez donc compris qu’en perdant l’avantage statistique du gain illimité et de la perte limitée et  en le remplaçant impulsivement par gain limité et perte importante, l’investisseur se donne peu de chances de réussir à dégager une performance acceptable à long terme.

Malgré des recherches intensives, nous ne sommes pas parvenus à trouver une explication satisfaisante pour comprendre la manière d’agir de l’investisseur face à sa perception du risque.

On peut bien évidement connecter cette perception du risque à l’aversion aux pertes de l’investisseur, voire à la difficulté qu’il éprouve à reconnaitre ses erreurs.

En gros l’investisseur, en gain, aurait peur de reperdre ce qu’il aurait gagner ce qui l’amènerait à être réfractaire à ce qu’il percevrait comme un risque et donc à vendre trop rapidement.

Mais, si ce raisonnement est peut-être une piste pour expliquer cette aversion en cas d’un investissement en gain, il nous semble peu convaincant quand on enjambe l’autre versant, celui de la perte. Ce qui n’est pas convaincant, de notre point de  vue, c’est le fait que la seule aversion aux pertes prendrait l’ascendant sur l’investisseur, le faisant  agir et réagir sur le seul mode de la peur : peur de perdre un gain et peur de perdre tout court, ce comportement générant ainsi une prise de risque impulsive.

Nous avons néanmoins trouvé un dernier élément qui pourrait pousser l’investisseur à aller contre la logique et le bon sens face au risque : il s’agit du phénomène de « segmentation mentale« .

psychologie de l'investissement en bourse

Dans la vie de tous les jours, quand nous sommes devant un problème composé de plusieurs situations différentes, nous sommes capables de séparer ces situations et de les régler individuellement jusqu’à ce que le problème soit réglé globalement. Dans ce cas, nous comprenons que l’ensemble du problème ne sera résolu que lorsque tous les « sous-problèmes » le seront également. Nous sommes donc capables de segmenter mentalement sans perdre de vue l’ensemble.

Mais il existe  également des situations pour lesquelles la segmentation mentale n’est pas reliée à un ensemble et est donc traitée par erreur comme une chose singulière et indépendante.

Prenons l’exemple du pécule de vacances. Certaines personnes utilisent spécifiquement leur pécule de vacances pour payer leurs vacances ou dépenser tout cet argent pendant les vacances. Ca semble tout-à-fait logique pensez-vous …

Mais l’est-ce réellement ?

Cette attitude nous fait penser que la personne qui pratique ainsi a  ouvert un « compte mental » : « argent à claquer pour les vacances »… sans se rendre compte que cet argent estampillé pécule de vacances est une partie de son salaire. Non pas versé chaque mois, mais à un moment différé.

Si l’on rebascule sur l’investissement en effectuant une translation de « segmentation mentale », on pourrait imaginer que pour chaque transaction, l’investisseur ouvre un « compte mental ». Et traite ce « compte mental » avec le biais d’ancrage du prix d’achat conduit par la peur du risque, en gain comme en perte, au lieu d’intégrer cet investissement dans un ensemble, celui de son portefeuille.

Nous pensons qu’à partir de cette hypothèse de « segmentation mentale », certaines stratégies d’investissement peuvent amplifier les réactions sans la logique que nous venons d’expliquer. Un portefeuille concentré par exemple, sans les compétences appropriées, vous amènera immanquablement à ouvrir un compte mental pour chaque position car l’investisseur aura beaucoup plus de difficultés à traiter ses 5 positions valant chacune 20% de son portefeuille avec une vue d’ensemble : une erreur sur une des 5 positions entrainerait une perte importante et douloureuse. Dans ce cas, la peur du risque peut donc pousser l’investisseur à agir sans logique, ni bon sens.

Cela nous amène finalement à nous pencher sur notre process et à voir comment il répond au problème que nous venons d’évoquer.

gérer son portefeuille d'actions globalementEn fait, nous avons posé la réflexion du risque avant même de réaliser nos premiers investissements.  La meilleure réponse que nous ayons trouvée, c’est la diversification avec l’idée d’une exposition maximale de 3.33% du total du portefeuille sur une seule société. Au départ, nous avons donc investi à parts égales sur 30 sociétés pour respecter cette règle. Dans cette idée de diversification, nous prenons également en compte  l’avantage statistique. La perte maximum est donc de 3.33%, le gain minimum est équivalent à la valeur d’actif net tangible de la société mais, grâce à notre suivi de la tendance haussière à l’aide de stop loss, ce gain est donc théoriquement illimité.

Nous voyons donc que si les règles sont respectées à la lettre, soit l’achat au minimum à 30% de la valeur net-net ou net estate et la vente fixée à la valeur d’actif net tangible, la peur et les réactions engendrées par cette peur sont éliminées.

La segmentation mentale qui nous pousserait à ouvrir un « compte mental » pour chaque société a donc été réfutée dès le départ même si nous n’avions pas la moindre connaissance de ce phénomène. Ainsi, nous nous sommes toujours intéressés à l’ensemble de notre portefeuille avec plusieurs indicateurs comme la VANT pondérée du portefeuille, la solvabilité pondérée du portefeuille, la valeur net-net et net estate pondérée du portefeuille.

Notre idée était donc de connaître à chaque instant chacun de ces indicateurs pris globalement. Nous pensions également qu’en cas de coup dur sur les marchés, connaitre la valeur des actifs nets tangibles pondérés du portefeuille, nous permettrait de rester serein face aux humeurs de Monsieur le Marché et aux fluctuations des cours. Par exemple, le 27 juin, la valeur d’une part du portefeuille était de 7.57€ et la valeur d’actif net tangible estimée et pondérée d’une part était de 13,93 €.

Enfin, la majorité de nos achats sont aussi dictés par le potentiel estimé de notre portefeuille. Au 27 juin, nous avons calculé un potentiel cours/VANT de 84 % : une société qui n’aurait pas un potentiel supérieur à ce potentiel global ne sera pas achetée même si elle présente les décotes exigées par notre process.

En conclusion, contrairement à la plupart des idées reçues, une fois notre process mis au point, nous n’avons jamais eu le sentiment de prendre plus de risques par rapport à d’autres méthodes d’investissement. Au contraire, en ayant une idée plus ou moins juste des actifs bien tangibles que nous détenons, nous pensons même que nous prenons bien moins de risques qu’un portefeuille qui serait composé de sociétés avec des Goodwill et des intangibles importants combinés à un endettement élevé et un prix du marché anticipant des perspectives de croissance futures.

6 réflexions au sujet de « Finance comportementale (7e partie) : Segmentation mentale, l’effet miroir, la ruine du joueur … »

  1. Article toujours aussi intéressant Bravo !

    Puisqu’on est dans la finance comportementale, une question anodine ? me vient en tête. Avez-vous réfléchi ( très certainement) à votre attitude lors d’une hypothétique (pas tant que cela ??) période de vache maigre, où la bestiole qu’est la daubasse aurait disparue momentanément. En effet, il semble à la lecture de certains textes, que même l’oracle d’Omaha en son plus jeune temps aurait ressenti avec ses acolytes de la « Buffet Inc » la nécessité de retourner voire le Maître durant un période de vache maigre. Je ne peux toutefois confirmer la véracité de cet événement.

    Ceci étant, même je ne vous apprend rien, le comportement de l’investisseur semble être fortement perturbé voir inversé au comportement « normal » qu’il a dans les autres activités. Les gens sont heureux de faire des bonnes affaires durant les soldes, mais dépriment quand les actions baissent; Un marchand de pizza fait des pizza que si elles sont commandées, mais l’investisseur semble voir des « commandes de pizza » plus qu’il y en a réellement et donc passe des ordres de bourse à tout va.
    Quel est votre vision en cas de vache maigre ? La tentation de changer quelques règles dans le process ? Une chasse de 2 années sans résultats affectera t-elle le moral des chasseurs ? Ne rien faire, c’est déjà faire quelque chose ! mais pas si simple que cela à mettre rn pratique…

    Au plaisir de vous lire.

    1. Bonjour Perret,

      Si nous ne trouvions plus de sociétés correspondant à nos critères, eh bien, c’est très simple : nous continuerions nos chasses et garnirions nos listes de sociétés sous surveillance, prêtes à basculer dans la catégorie « daubasses » en cas de chute des marchés ou de bad news. Mais a priori, non, nous ne changerions pas notre approche. Peut-être utiliserions nous plus les émissions d’options ou changerions-nous un peu nos supports d’investissement (obligations, minières, …), mais nous ne pensons pas assouplir nos exigences de marge de sécurité sur les actions que nous comptons acquérir.

  2. Bonjour l’équipe Daubasse,

    Je commence à parcourir votre blog et les différents articles qui vous permettent d’évaluer des sociétés et donc de prendre la décision d’y investir ou non.

    Du coup, quel est votre comportement dans une phase de perte latente. Avez-vous établit un process qui vous permette de prendre une décision de vente de société?

    Avez-vous une stratégie de sortie quand le cours de la société achetée n’atteint pas son niveau de VANTre ou VMLV à moyen terme?

    Merci pour ce partage de réflexion

    1. Bonjour à toute l’équipe,

      Merci pour ces compléments d’infos.

      Je rebondi également sur un autre point de cet article: la gestion du risque. J’ai bien compris que votre process permet de limiter/maitriser les risques liés à vos investissements (notamment sur l’estimation des sociétés analysées).

      Étant donné que personne n’est en mesure de savoir si les valeurs investies vont atteindre leur valeur réelle un jour ou l’autre, vous avez également mis au point une règle de répartition des risques (investissement sur une société à hauteur de 3,3% par rapport à votre portefeuille global) ce qui vous permet de limiter les moins-values latentes.
      Ce point rejoint donc la notion de « segmentation mentale » qui permet donc d’aborder la stratégie d’investissement de manière globale et non de façon cloisonnée.
      Je pense, comme vous, que cela est un point crucial. En effet, j’ai étudié certains de vos études de cas et il m’a semblé facile de tomber dans le « piège » d’estimer chaque société de manière indépendante des unes des autres. Or, comme vous l’avez expliqué personne n’est en mesure de dire si les valeurs atteindront à un moment donné leurs valeurs réelles ou estimées.

      Du coup, une stratégie d’investissement réussie sur le long terme tient beaucoup à la stratégie adoptée et aux arbitrages entre sociétés effectués. Ces 2 derniers points rejoignent donc votre réflexion au sujet de la maitrise des émotions qui se traduit par votre process et les étapes y afférentes .

      Ces remarques sont-elles correctes par rapport à votre process?
      Avec ces réflexions, je m’efforce de comprendre les principes fondamentaux de votre stratégie de manière à pouvoir développer la manière ultérieurement.

      Merci par avance pour votre réponse

      BOSS (alias Mickaël) 🙂

      1. Bonjour Mickaël,

        Oui, tout a fait, notre process nous protège en quelque sorte de toute décision de gestion non rationnelle. Avec le mot clef « Process » dans la recherche (en haut à droite dans le menu du blog), vous aurez de nombreux articles qui, nous l’espérons, pourront vous être utile dans votre démarche.

        N’hésitez pas à parcourir notre rubrique « Notre philosophie d’investissement » qui comporte près de 80 articles.

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