Les chroniques de l’investisseur chronique : Quel prix payer sans connaître la valeur ?

chronique investisseurCe texte fait partie de la série proposée par notre ami-chroniqueur Laurent Muller.

Même si nous ne partageons pas tout-à-fait les mêmes principes d’investissement, nous nous sommes trouvés énormément de points communs et les raisonnements développés parLaurent nous ont paru marqués par le sceau du bon sens.

Il nous a semblé intéressant de vous faire profiter de ces raisonnements et c’est la raison pour laquelle Laurent tiendra, sur ce blog et à intervalles réguliers, une chronique présentant ses principes d’investissement.

Ce sera l’occasion de débattre avec l’équipe des daubasses mais aussi avec vous, ami( e) lecteur(trice) des sujets qui seront développés par notre ami.

Lorsqu’il est possible de déterminer la valeur (ou une borne inférieure de la valeur) d’un bien ou d’une action, l’investisseur rationnel achète lorsque le prix proposé est inférieur à cette valeur, de préférence avec une marge de sécurité.

L’investisseur rationnel est-il démuni lorsqu’il n’a aucun moyen d’appréhender la valeur d’un bien dans sa décision d’achat ou d’investissement ? Est-il possible dans ce cas de prendre une décision rationnelle sur base du prix ?

Dispersion des prix

La dispersion des prix proposés pour un objet ou une action permet d’acquérir de la connaissance sur le bien que l’on souhaite acheter.

Personnellement, je ne sais pas comment déterminer la valeur intrinsèque d’une voiture. Mais je constate que le prix de cet objet peut varier entre 0 euros et plusieurs centaines de milliers d’euros, en fonction de différents paramètres du véhicule: modèle, nombre de km, marque, nombre de portes, moteur, etc…

En étudiant la courbe de progression des prix d’un modèle de voiture donné, j’observe une forte chute des prix lorsque la voiture neuve sort du garage. La dérivée du prix par rapport au nombre de kilomètres parcourus n’est pas constante: elle diminue en fonction de la distance parcourue par le véhicule. Plus le nombre de kilomètres parcourus est important et plus la baisse relative de prix est faible.

En prenant comme postulat que la durée de vie d’une voiture est de 200 000 km, le prix du véhicule chutera fortement dans une plage de 0 à 50 000 km, puis diminuera plus faiblement dans une plage de 50 000 km à 200 000 km.

En prenant des voitures aux caractéristiques équivalentes, sur le marché de l’occasion, par exemple, un véhicule autour de 50 000 km d’une même marque et d’un même modèle, il est possible d’observer leur prix qui s’étale sur une plage autour d’un prix moyen. Après analyse des prix sur une période de temps d’un mois, correspondant par exemple à une cinquantaine de véhicules équivalents, l’investisseur rationnel peut acheter une voiture sur le marché lorsque son prix est proche des plus bas observés.

Il est possible d’acheter lorsque le prix est bas, même sans connaître la valeur de ce que l’on achète. Cette approche ne permet pas de conclure, dans l’absolu, que l’acheteur a nécessairement fait une bonne affaire (la valeur pourrait être inférieure au prix payé). Mais, dans l’univers des possibilités qui lui étaient offertes, l’acheteur a payé un prix faible, relativement aux autres acheteurs. Ainsi, si, statistiquement, sur l’ensemble des transactions de l’univers, la valeur est égale au prix moyen (ce qui reste à prouver et n’est pas nécessairement exact), l’acheteur aura acheté à un prix inférieur à la valeur, en moyenne, sur l’ensemble de ses transactions. En conclusion, l’investisseur rationnel aura acheté à un prix relatif inférieur aux autres acheteurs, à défaut d’avoir la certitude d’avoir acheté à un prix inférieur à la valeur, dans l’absolu.

 

Prix et valeur – Le modèle de l’élastique

Un modèle qui me semble intéressant est de considérer que le prix d’une action et sa valeur sont reliés par un élastique: plus l’écart entre le prix et la valeur sera important et plus le prix sera attiré par la valeur car l’élastique se tendra en fonction de la distance.

La tension intrinsèque de l’élastique (lâche ou, au contraire, ferme) entre prix et valeur me semble liée à la facilité de calculer la valeur:

  • Si la valeur est parfaitement connue de tous, le prix évoluera faiblement autour de cette valeur: l’élastique est ferme.
  • Si la valeur est très difficile à déterminer et obscurcie par un calcul difficile, le prix évoluera fortement autour de cette valeur: l’élastique est lâche.

La valeur d’une action variant au cours du temps, il est possible que l’élastique fasse des bonds significatifs.

 

Observations de courbes de prix historiques d’actions

L’observation des prix historiques d’une action montre des variations de prix parfois spectaculaires :

evolution des cours 1

Passant de 27 à 1 en l’espace de deux ans, de 2007 à 2008, quelque chose d’intéressant pourrait arriver à l’acheteur entrant autour de 1 euro si l’entreprise ne fait pas faillite (c’est-à-dire si l’élastique ne casse pas).

En 2007 et 2008, l’entreprise a payé un dividende de 0,6. En achetant fin 2008, l’investisseur pouvait faire le raisonnement suivant : si l’entreprise paie dans un futur à long terme un dividende du niveau de celui payé jusque là, il ne faudra que 2 ans pour lui payer l’argent investi.

En 2009, l’entreprise n’a pas payé de dividende.

A partir de 2010, l’entreprise a repris le paiement régulier du dividende annuel de 0,5.

L’élastique ayant été tendu à l’extrême dans un sens, le voilà repartant dans l’autre sens à grande vitesse : en deux ans et demi, le prix de l’action est multiplié par 10, ajoutant une forte plus value à des dividendes substantiels.

evolution des cours 2

Cette courbe semble l’inverse des deux premières années de la précédente : la tension dans l’élastique est palpable ! La société est prestigieuse, jouissant d’une bonne image auprès du public. Cette entreprise a une grande valeur intrinsèque mais son prix ayant été multiplié par un facteur 70 en dix ans, le prix n’est-il pas encore bien plus élevé que sa valeur ? Si je devais vendre à découvert une action (ce que je ne fais jamais en pratique), celle-ci me semblerait a priori un excellent candidat.

evolution des cours 3

Voilà une courbe de prix intéressante pour un achat, d’un point de vue purement graphique :

  • Le prix de l’action se situe à proximité de ses plus bas historiques.
  • Le prix a connu des alternances de creux et de pics (sur une période encore plus longue que celle montrée par ce graphique). Le prix semble osciller autour de la vraie valeur.
  • D’un point de vue graphique, un nouveau pic à 10 ne semble pas exclu.

 

Une courbe présentant des alternances de pics et de creux de grande amplitude avec des extremums de même hauteur et une fréquence rapide me semblerait particulièrement intéressante. Sans répondre à cet idéal, cette action a connu des variations de fortes amplitudes de facteur 4 (de 2 à 8) :

evolution des cours 4

Conclusions

L’observation des prix historiques ou proposés par des vendeurs différents pour le même type de biens ne donne pas accès à des informations absolues : il n’est pas possible à l’acheteur de dire qu’il a acheté dans l’absolu un bien à un prix inférieur à sa vraie valeur, avec une marge de sécurité. Par contre, il lui est possible de conclure qu’il a acheté à bas prix, relativement aux autres acheteurs.

Dire que les prix passés ne préjugent en rien des prix futurs me semble donc incorrect. N’ayant pas accès à la valeur d’un bien, il est par exemple possible de se positionner de manière relative en achetant par exemple un bien dans les 10 % de la fourchette basse de prix observés, ce qui me semble rationnel à défaut de savoir calculer la valeur.

 

8 réflexions au sujet de « Les chroniques de l’investisseur chronique : Quel prix payer sans connaître la valeur ? »

  1. C’est très intéressant comme modèle, mais par conséquent, on tourne autour du pot: acheter à un prix bas ne nous garantit pas de profit certain mais seulement que voilà nous allons gagner plus ou perdre moins que d’autres acheteurs.

    1. Bonjour James,

      Merci de votre message.

      L’idéal me semble également de déterminer une borne inférieure de la valeur pour acheter avec une marge de sécurité, ce qui induit une espérance mathématique positive de profit.

      Cependant, l’idée de cette chronique était simplement d’évaluer les possibilités qui s’offraient à nous dans un environnement flou où il ne serait pas possible de calculer une borne inférieure de la valeur d’un bien.

      Par ailleurs, le modèle simplifié de l’élastique me semble assez parlant pour déterminer la relation entre prix et valeur d’un bien même s’il a ses limites: il permet par exemple d’expliquer pourquoi une daubasse peut se redresser y compris en l’absence de catalyseur, du simple fait de la forte tension dans l’élastique.

      En conclusion, quand il est possible d’évaluer une borne inférieure de la valeur et que nous achetons avec une marge de sécurité, nous n’avons pas de garantie de profits certains (la valeur de ce que nous achetons pourrait par exemple descendre en dessous de la borne inférieure calculée). Mais je suis d’accord sur le fait que, dans ce cas, l’espérance mathématique de profits est positive, ce qui n’est pas nécessairement le cas lorsqu’il n’est pas possible de déterminer la valeur de ce que l’on achète.

      Cordialement,

      Laurent Muller

      1. Cher Laurent,
        J’ai pensé justement à votre exemple d’achat de voiture. Je sais pas si cela vous intéresse mais voici un autre modèle du même type: supposons que vous voulez acheter donc une voiture que vous connaissez la marque et ses quelques caractéristiques (boite automatique, coupé..). Il y a deux vendeurs A et B sur le marché qui vous proposent donc deux rendez vous consécutifs l’un de l’autre à la condition « payer ou laisser tomber » mais sans vous donner plus de détail (donc vous avez juste une très vague idée de la valeur intrinsèque de la voiture). Le prix sera connu seulement au moment de RdV. La règle du jeu c’est que vous rencontrez A d’abord, s’il vous dit un prix qui ne vous convient pas, vous rencontrerez B, si le prix du B vous convient, vous l’achetez à B mais si le prix de B est supérieur au celui de A, vous ne pourrez pas retourner chez A pour la voiture (d’où le « payer ou laisser tomber »), donc vous serez obligé d’acheter à un prix supérieur et avec un remord de plus.
        Donc le problème est de trouver une stratégie qui permet de maximiser le gain (ou l’espérance du gain) sans connaitre l’évolution de la négociation.

        Cordialement,

        J.

  2. Bonjour James,

    De mon point de vue, dans votre exemple, il faut acheter dès que le prix nous convient:
    1/ Dans le cas où le prix de A nous convient, il faut acheter à A.
    2/ Si le prix de A ne nous convient pas mais que le prix de B nous convient, il faut acheter à B.
    3/ Si le prix de A ne nous convient pas et que le prix de B ne nous convient pas non plus, il ne faut pas acheter ! Il n’est certes pas possible de retourner voir A si le prix de A était inférieur à celui de B Mais comme le prix proposé par A ne nous convenait pas, il ne devrait pas nous convenir parce que celui proposé par B lui était supérieur. En revanche, en 1/, en achetant à A, il y a un coût d’opportunité si le prix de B était inférieur. Cependant, ayant « fait une affaire » en achetant A (sans quoi il n’aurait pas fallu acheter), il ne faut pas se désoler du fait qu’une autre personne ait réussi à faire une meilleure affaire en achetant B. Peut-être d’ailleurs que la meilleure posture à adopter si le prix de A et le prix de B nous conviennent serait d’acheter A et B puis de revendre A ou B à un prix supérieur (ce qui devrait être possible si nous avons réellement fait une affaire). Je viens simplement de décrire le mécanisme de renforcement à la baisse, en réalité.

    Cordialement,

    Laurent Muller

    1. Cher Laurent,
      Excellente réponse. Permettez moi donc d’appliquer votre réponse dans un modèle.
      Ce modèle d’acheteur de voiture est généralisable dans le cas donc, comme vous avez déjà deviné, d’un achat ou vent des actifs financiers sur un marché publique. Supposons qu’on est acheteur, le premier vendeur nous proposent un prix, P_A, ça nous convient, on lui l’achète, ça nous convient pas, on lui dit au revoir. Si on achète pas à A, il y a le vendeur B qui successivement propose un autre prix, P_B, et on fait pareil pour A.
      L’ordre de passage, comme on le voit, est important (le temps est irréversible sinon c’est un peu trop facile pour spéculer, vous me l’accordez). Si on doit/veut vraiment acheter l’actif pour une raison quelconque, remarquons que la perte maximum qu’on a entre choisir A et B (et C et D ..) sera max(0, P_B-P_A). Si le marché était vraiment efficient, la différence P_B-P_A serait zéro.
      Comme vous dites, si le prix ne nous convient pas, on n’achète pas. C’est fondamental à mon avis. Cela implique qu’on a une idée de sa valeur intrinsèque de l’action: ce n’est pas la valeur analysée sur les tableaux de revenue ou de bilan, mais la valeur qu’on sent que c’est le bon prix.
      Moi si on me dit que le prix d’un iPhone est de 1200 euros (en réalité, 1000 euros), je vais dire c’est correct, je sens que c’est un prix correct (fair). Mais si on me dit que ça coute 400, soit c’est un faux soit c’est un bargain. Et si on me dit que ça coute 3000, je vais carrément lui vendre à découvert l’iPhone. J’ai aucune idée de la valeur exacte d’un iPhone mais j’ai une idée de la fourchette de cette valeur. Cela correspond à votre modèle de ressort.
      Revenons à notre modèle d’achat d’actif, si on fixe à l’avance un prix intrinsèque (un prix qui nous convient) appelé P_i. Si P_A est inférieur à P_i, on achète. Sinon, on considère B, et ainsi de suite.
      Cela considère aussi l’aspect comportemental, l’investisseur rationnel se dit, de toute façon, j’aurais payé plus mais là je suis moyennement content, j’ai le bon prix pour moi.
      La délicatesse est donc de choisir un P_i pas trop bas pour finalement, ne rien acheter (donc pas de profit), ou trop haut pour probablement encaisser une perte.
      Estimer la fourchette (la raideur du ressort) est le fond de commerce des Daubasses, ça serait prétentieux de prétendre m’y connaitre, pour ma part.
      En vous remerciant de cette discussion enrichissante, je vous dis à bientôt,

      J.
      P/S: je n’ai jamais envie d’acheter un iPhone.

  3. En achetant sous la valeur d’actifs tangible nette par action avec une marge de sécurité sur les postes inventaire et créances clients et en vérifiant les hors bilan (amendes, dilutions etc…), on a, à mon avis, déjà pas mal de chances que quelque chose de bien nous arrive ! En plus, c’est relativement rapide à vérifier. Par contre, c’est rare…

  4. Bonjour James,

    Concernant les actifs financiers:
    1/ Je ne me bornerais pas à l’observation du prix pour l’achat d’un actif financier puisqu’il est possible dans ce cas d’estimer une valeur de cet actif financier.
    2/ Personnellement, je base mon estimation de la valeur sur les informations financières principalement et sur des données factuelles quantifiables plutôt que sur le « flair » (mais je suis « humain » et il m’arrive d’acheter des « tickets de loto », l’essentiel étant d’en avoir conscience et que les montants correspondants ne représentent qu’une proportion marginale de notre patrimoine net). Comme l’écrit Christophe, l’évaluation des actifs tangibles permet d’avoir une mesure de la valeur de l’entreprise. Personnellement, j’observe également la courbe de prix en lui superposant la courbe de la valeur estimée de l’entreprise évoluant également dans le temps (par exemple sur base de la décote sur actifs tangibles). C’est d’ailleurs un peu le propos de mon article: j’entends à l’occasion des investisseurs valeur déclarer que l’observation de la courbe de prix ne sert à rien. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec ce propos. Je pense notamment que comparer l’évolution historique de la valeur à l’évolution historique du prix peut fournir des informations utiles (par exemple, la volatilité de la valeur, la volatilité du prix, l’évolution de la tension entre prix et valeur, etc..).
    3/ Il est peut-être possible d’avoir une idée plus fine de la valeur d’une entreprise si l’on est expert du domaine. Personnellement, je n’achète pas habituellement des actions de cette manière. Je préfère les données factuelles, tangibles et mesurables.
    4/ De mon point de vue, le « bon prix » est celui qui induit une espérance mathématique forte de profits et une marge de sécurité.
    5/ Idéalement, s’il n’y a aucune opportunité sur le marché correspondant à nos critères, il ne faudrait pas acheter. Il est en effet probable dans ce cas que les marchés soient (fortement) surévalués. Il y a un coût d’opportunité à ne pas savoir « attendre les soldes » (dans un marché correctement ou surévalué, je suis souvent tiraillé entre la création d’une poche de liquidités pour attendre les soldes et l’achat).
    6/ Je pense en effet que la méthode des Daubasses permet de se placer dans une situation dans laquelle la « raideur du ressort » est forte. Parfois le ressort peut casser (d’où l’importance de la diversification) mais statistiquement, la méthode a une espérance mathématique fortement positive.
    7/ En conclusion, pour l’achat d’une entreprise, je pense qu’il faut fixer un prix P_i bas, sur base d’une estimation rationnelle et quantifiée de la valeur (ou d’une borne inférieure de la valeur) afin d’avoir une marge de sécurité et une espérance mathématique de profits importante. Si aucune valeur ne passe notre filtre, il faut continuer à chercher.

    Concernant l’iPhone, je suis globalement de votre avis à une distinction près. Je n’achèterais pas un iPhone, même à 400 €. Je n’ai d’ailleurs jamais acheté de produit Apple car la divergence prix / valeur me semble à mon désavantage. Mon vieux Nokia à écran monochrome a une caractéristique fort utile (au-delà du prix): je ne dois pas sans cesse le recharger et sa robustesse a déjà fait ses preuves.

    Merci Alexia pour vos encouragements.

    Cordialement,

    Laurent Muller

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