Finance comportementale (6e partie) : La manière de présenter les choses…

et les limites de notre cerveau (2e partie)

– – –

Conceptual image - meditations over the finance

Ce texte fait partie de la série « finance comportementale » et constitue  la suite logique de l’article de la semaine dernière.

Nous revenons dans cette deuxième partie sur les probabilités posées par le second exemple pour illustrer la difficulté d’admettre que du point de vue des probabilités les solutions sont identiques.

Cette réponse dérange quelque part et surtout de manière émotionnelle !

Cela permet aussi de vous montrer comme nous le faisons assez souvent la cuisine « Daubasse » et plus précisément, le fait que nous ne nous concentrons pas seulement sur la recherche de sociétés décotées et bon marché ou sur l’analyse de ces sociétés mais aussi sur des sujets qui peuvent sembler à première vue périphérique comme la psychologie de l’investisseur alors qu’il nous semble qu’ils sont d’une importance majeure lors de prise de décisions et d’application du strict process.

Rappelez-vous cette phrase énigmatique de Benjamin Graham : « Le pire ennemi de l’investisseur c’est lui-même ». Très peu d’investisseur prennent cette phrase et l’idée sous-jacente qu’elle véhicule au sérieux. Et pourtant, c’est un des leviers les plus importants de la réussite ! Car vous pouvez avoir fait tout un travail de compréhension comptable, mis au point un process qui vous donne un avantage statistique évident, si vous ne parvenez pas à appliquer ce process le moment venu à cause de vos émotions, tout ce travail réalisé en amont ne sert strictement à rien.C’est pour cette raison qu’il nous semble indispensable de bien comprendre « l’ennemi » qui est en chacun de nous afin de pouvoir le contrer lorsque nous investissons car « investir », ce n’est pas seulement acheter, vendre et analyser des sociétés.

Voici donc le problème posé dans l’épisode précédent et la discussion que nous avons eu entre nous.

« Deux ans plus tard, c’est une épidémie de grippe aviaire qui touche la même région. Les autorités sont prises de court et 60 000 personnes pourraient trouver la mort à terme, si un traitement médicamenteux n’est pas distribué gratuitement et dans l’urgence. Seul deux laboratoires américains ont la capacité de produire le médicament en 3 jours. Il s’agit de Pfizer avec son traitement C et de Bristol Myers Squib avec son traitement D. Une nouvelle fois, les autorités hésitent entre les deux médicaments et par rapport aux statistiques qu’elles présentent car ces deux médicaments sont mieux que rien, mais loin d’être le remède qui sauvera toutes les vies. Quel médicament choisiriez-vous si vous deviez prendre la décision à la place des autorités ?

Le médicament C de Pfizer qui annonce clairement que selon l’historique de ces statistiques, 40 000 personnes pourraient décéder.

Le médicament D de Bristol Myers Squib  qui annonce également avec sobriété que les statistiques de son produit sont les suivantes : 66,66% de probabilité que toutes les personnes décèdent mais 33,33% de chance qu’elles survivent toutes. »

Souvenez-vous : dans l’article précédent, nous avions expliqué que, statistiquement, les deux alternatives aboutissaient au même résultat …

gérer ses émotion en investissant
gérer ses émotion en investissant

 

Louis P

oui Pierre mais sans vouloir avoir l’air « spépieux », je pense quand même que, suivant les deux formulations, on arrive à des résultats différents.

Avec le C, on est certain d’avoir des survivants et des morts
Avec le D, on est certain d’avoir 100 % de survivants ou 100 % de morts mais pas un « mélange » des deux.

Autrement dit, sur un plan purement statistique, pour le malade, peu importe le médicament choisi : il a autant de (mal)chance de mourir avec le C ou le D.

Par contre, en terme de résultat, pour l’autorité qui doit décider, le résultat final sera différent suivant le médicament choisi : 40 000 morts avec le médicament C d’une part ou, avec le D, 60 000 morts ou 60 000 survivants.

finance comportementaleLouis A

Allons, Louis, tu te laisses emporter par ton émotionnel! Ressaisi-toi, que diable!

Pierre

Pas le moindre problème, sur le fait que tu veuilles devenir notre « enculeur de mouche » préféré en ne reconnaissant pas ton émotivité…….. je blague bien entendu.

Revenons sur tes propositions, je suppose que tu as remarqué que le problème A et B est identique sauf qu’il y a 600 personnes et pas 60 000 personnes

Le médicament A : pourrait sauver d’après les statistiques a disposition 200 personnes.
Le médicament B : présente les statistiques suivante 33.33% de probabilité que les 600 personnes survivent, mais 66.66% qu’elles décèdent toutes.

Juste pour dire que c’est deux fois le même exemple avec la seule différence que c’est inversé

Problème deux voilà ta formulation

Avec le C, on est certain d’avoir des survivants et des morts
Avec le D, on est certain d’avoir 100 % de survivants ou 100 % de morts mais pas un « mélange » des deux.

Première chose qui me dérange dans ta formule c’est que tu commence par ont est certain……..dans les deux cas….Alors que justement avec la probabilité on est certain de rien……!!!!!

Si j’admets que l’ont est certain, pour aller dans ton sens……

Je suis d’accord avec le point C on est certain d’avoir une part de survivants et de morts selon les probabilités

Dans le point D ce n’est pas aussi simple que tu le proposes, car on est certain d’avoir 100% de survivants avec une probabilité que cela se réalise de 33.33% et on est certain de 100% de mort avec une probabilité de 66.66% que cela se réalise. c’est donc de mon point de vue fondamentalement différent de ce que tu proposes et pourtant tu soulignes bien c’est soit ça OU

Si l’on reprend les propositions…..En premier point, soit C, et que l’on se place devant celui qui analyse pour prendre une décision…..il sait que les chance sont de 2 sur 3 pour qu’il y ait des morts et de 1 sur 3 pour qu’il y ait des vivants……Il y aura donc bien des morts et des vivants dans une proportion probable de 66.66% de morts et de 33.33% de vivants…

Si l’on analyse la seconde proposition : C’est tout ou rien puisque soit tout le monde vit ou tout le monde meurt. Mais les probabilités ou tout le monde meurt, c’est 66.66% et celle ou tout le monde vit c’est 33.33%.

Bien sûr entièrement d’accord avec toi que si l’on raisonne sur la réalisation induite par les probabilités, ce résultat sera différent dans les deux cas. Seul problème, c’est que l’on ne sait pas le résultat final quand on doit prendre la décision. Et donc, si l’on s’en tient aux seules probabilités, à mon sens les deux solutions proposée sont pareilles. Dans les deux cas, nous avons 66.66% de morts possible avec dans le premier cas 40 000 morts si cela ce réalise et dans le second cas 60 000 morts si cela se réalise.

Au niveau « vivant », c’est la même chose : nous avons 33.33% de vivant possible avec, dans le premier cas, 20 000 vivants si cela se réalise et dans le second 60 000 vivants si cela se réalise.

De mon point de vue cela me semble assez clair. Mais si ce ne l’est pas pour toi, je te propose de demander l’avis de notre ami-chroniqueur Laurent, de lui demander son avis sur une question de logique avec ces sacrés probabilités. Je suis curieux de voir comment il verrait les choses avec son esprit de « matheux ».

Je te propose toutefois de ne pas lui poser la question comme je vous l’ai posée, pour ne pas jouer sur l’aspect psychologique mais de juste lui demander, si c’est deux proposition lui semble égales d’un point de vue des probabilités et d’expliquer pourquoiles difficultés d'un choix

Voilà les deux propositions et la question

60 000 personnes sont menacées par un virus mortel. Est-ce que, d’après toi, ces deux propositions sont identiques du seul point de vue des probabilités ou sont-elles différentes et pourquoi ?

Le médicament C de Pfizer  qui annonce clairement que selon l’historique de ses statistiques, 40 000 personnes pourraient décéder.

Le médicament D de Bristol Myers Squib  qui annonce également avec sobriété que les statistiques de son produit sont les suivante 66.66% de probabilité que toutes les personnes décèdent mais 33.33% de chance qu’elles survivent toutes.

Louis P.

Ceci dit, en relisant et relisant encore tes interventions, je commence à me demander si tu n’as pas raison : statistiquement, le résultat serait le même … même si concrètement, il ne l’est pas. Peut-être que je suis tout de même influencé par mes seules émotions finalement en ne me concentrant pas uniquement sur la statistique mais en considérant aussi le résultat final.

 

Franck

En ce qui me concerne, les propositions sont identiques. Ton cerveau Louis… Tu es conditionné.

Louis P

Dans une proposition, il y aura à coup sûr des morts ET des vivants et dans l’autre, il y aura soit uniquement des vivants, soit uniquement des morts : reconnais que, concrètement, ce n’est pas la même chose.

Par contre, statistiquement, oui, c’est vrai, chacun a une chance égale de survivre ou de mourir quel que soit le traitement.

acheter des actions en bourseLouis A .

Je vais me chercher une aspirine…!

Pierre

Voyons ce que dit Laurent……..Mais je pense Louis P. que notre discussion illustre bien, si les probabilités sont bien égales, ce qui me semble être le cas, qu’ ont ne peut pas s’empêcher voire difficilement s’empêcher, de passer sur l’émotif en raisonnant avec les morts et les vivants…..Et émotif, même si l’on sait que l’on est dans un problème de probabilité….Ce que Louis A avait déjà bien illustré avec sa réponse………C’est à mon avis cela le plus intéressant……..si on transpose sur l’investissement.

Bien que le choix soit sans doute un peu moins émotionnel car avec l’exemple, il s’agit de vie humaine, tandis qu’en investissement il ne s’agit de perdre ou de gagner que quelques euros.

Louis P.

En réalité, j’ai posé le débat parce que la réponse ne me semblait pas aussi claire et limpide que ça et je pense que notre discussion a permis de bien poser ces arguments.

Et oui, je suis d’accord : si mettre toutes les émotions de côtés quand il s’agit d’euros est déjà très difficile, l’exercice est encore plus périlleux quand on parle de personnes et de leur vie.

Voilà j’ai posé la question à Laurent .

60 000 personnes sont menacées par un virus mortel……..Est-ce que d’après toi ces deux propositions sont identiques du seul point de vue des probabilités ou différentes……Et pourquoi ?

Le médicament C de Pfizer qui annonce clairement que selon l’historique de ces statistiques, 40 000 personnes pourraient décéder.

Le médicament D de Bristol Myers Squib qui annonce également avec sobriété que les statistiques de son produit sont les suivante 66.66% de probabilité que toutes les personnes décèdent, mais 33.33% de chance qu’elles survivent toutes.

Laurent

Bonsoir Louis,

Avant de m’attaquer à la résolution du problème, je dois préciser quelques points et poser des hypothèses, pour bien cerner le sujet de l’étude:
1/ L’historique des statistiques est fiable, pour l’un et/ou pour l’autre des vaccins (les statistiques passées préjugent bien des statistiques futures).
2/ Le choix entre les deux vaccins est mutuellement exclusif et réalisé par un décideur unique pour l’ensemble des personnes menacées.
3/ Le décideur peut indifféremment appartenir ou non au groupe des personnes menacées.
4/ Il n’y a pas d’hypothèse sur la constitution du groupe des 60 000 personnes menacées (par exemple, elles pourraient se trouver dans un même lieu et ne sont pas nécessairement équiréparties dans la population mondiale).
5/ Toutes les personnes menacées (et uniquement celles-là) seront infectées par le virus et mourront, si elles ne prennent pas de vaccin.
6/ Pour chacun des deux vaccins, il est possible de le distribuer à l’ensemble des personnes menacées avant que ces personnes ne soient infectées.

finance comportementaleEspérons que le décideur aura besoin de moins de temps que moi pour prendre une décision avisée !

Reformulation des deux propositions pour lever les ambiguïtés des assertions initiales

Vaccin C: Chaque personne du groupe des 60 000 personnes menacées ayant pris ce vaccin a une probabilité de deux tiers de décéder et d’un tiers de survivre.

Vaccin D: Un groupe de 60 000 personnes menacées par le virus et vaccinées par ce vaccin a une probabilité de deux tiers d’être entièrement décimé et une probabilité d’un tiers que tous ses individus survivent.

Similitude entre les deux propositions

Du point de vue d’un individu, la probabilité de décès (ou l’espérance mathématique) est la même pour les deux vaccins, soit 2/3.

Différence entre les deux propositions

Ce qui varie entre les deux propositions, c’est la dispersion des résultats et la corrélation entre la mort/la survie des individus constituant le groupe des personnes menacées. Pour le vaccin C, il y a décorrélation complète du sort des individus alors que pour le vaccin D, il y a corrélation complète. Ainsi, il n’est pas possible d’avoir 200 individus vivants et 59800 morts, avec le vaccin D, alors que cette dispersion des résultats est tout à fait possible pour le vaccin C.

Conclusion

En conclusion, je ferais un parallèle avec les actions pour illustrer la différence entre les deux propositions. Imaginons une situation dans laquelle un investisseur peut acheter 60 000 actions, qui, chacune, peut faire x 10 avec une probabilité d’un tiers ou une faillite (x 0) avec une probabilité de 2/3, avec une décorrélation totale de la performance entre les différentes actions. Imaginons maintenant une situation dans laquelle un investisseur peut acheter 60 000 actions dont les performances sont corrélées: 2/3 de chance de faire faillite et 1/3 de chance de faire x 10.

Je ne me risquerais pas à effectuer le deuxième investissement sur l’ensemble de mon capital du fait de la concentration (par contre, je pourrais le faire sur une fraction réduite de mon capital – disons 7 %). Je n’aurais pas de problème à effectuer le premier investissement sur l’ensemble de mon capital, du fait de la diversification. De même, j’ai une préférence personnelle pour le vaccin C, pour lequel la probabilité de survie de l’espèce dans son ensemble est bien plus grande (si l’on considère que le groupe de personnes menacées par le virus n’est pas constitué de 60 000 individus mais de l’ensemble de la population mondiale) !

Merci de m’avoir posé ce petit problème sympathique, qui m’a bien diverti.

Cordialement, Laurent

actions en bourse

Louis P.

on dirait que Laurent pose un raisonnement qui ressemble un peu au mien. C’est grave docteur ? 🙂

Pierre

Je pense que nous avions tous plus ou moins compris le problème sans le décomposer de manière aussi mathématique que Laurent.

La réponse de Laurent me semble quand même assez claire sur les probabilités que pose le problème :

Du point de vue d’un individu, la probabilité de décès (ou l’espérance mathématique) est la même pour les deux vaccins, soit 2/3.

Qu’il y ait ensuite des résultats différents à cause de la dispersion et de la corrélation mort / vivant est un autre point que Laurent souligne mais il ne semble pas dire que cela remet en cause la probabilité de décès que pose le problème. Qui est égal pour les deux vaccins.

Tu avais effectivement souligné que les réponses alternatives étaient différentes… Et je pense que ce « bazar » est bien plus pervers que je ne l’avais même imaginé car avec l’explication de Laurent on voit que même un point de vue purement mathématique doit admettre que la probabilité de décès ou l’espérance mathématique du problème posé par les deux vaccins est égal…mais que le résultat peut être bien différent.

Laurent pose alors un choix purement mathématique avec une transposition sur l’investissement et choisi une solution la C…..Puis reviens au médicament, en disant qu’il a une préférence personnelle pour le vaccin C, moins binaire quant à la probabilité de survie de l’espèce dans son ensemble ! Son choix se pose donc par rapport à son point de vue mathématique. Et il s’est finalement mis dans la posture du comme si on lui avait posé la question de départ que je vous ai posée ! On voit alors bien que si l’on doit faire un choix, c’est à partir d’un point de vue que l’on doit le faire.

Et ce point de vue, selon qu’il soit plus mathématique ou émotionnel fera varier la réponse … même si on pose au départ comme Franck ou toi l’avez fait que les probabilités sont identiques. Et évidement, plus le problème est posé émotionnellement, plus les mots joueront de l’importance. Et même quand Laurent choisis le C, en sachant tout le problème de départ et en ayant posé un point de vue très mathématique, il choisit la solution la moins binaire car émotionnellement, c’est ce qui lui a paru le plus acceptable pour la vie humaine en jeu dans le problème.

Le plus pervers, c’est donc que finalement personne n’est capable de dire « on en a rien à foutre du choix  puisque les deux vaccins posent une probabilité identique quand il s’agit de vie humaine…….voir quand le problème est de nature émotionnel. »

Louis P.

oui, Laurent nous a offert une approche froide et calculatrice du problème … pour finalement choisir une approche « humaine » sous couvert de l’autorité que lui donne son approche de matheux. Très intéressant comme approche.

Ceci dit, le fait qu’il reste une petite part d’émotion dans notre approche du problème me semble finalement quelque chose de positif et démontre, après tout, que nous ne sommes pas des machines. Est-ce que cette petite partie « humaine » de notre cerveau n’est finalement pas un petit plus, même en investissement, à condition qu’elle soit maîtrisée et que nous en soyons conscients ?

Louis A.

C’est justement ce qui nous différencie des robots…Quant à savoir si elle représente un petit plus dans le domaine de l’investissement, ou plutôt un inconvénient, là est tout le débat! Perso, je ne pense pas que ça soit un plus…

Pierre

Oui Louis P., à mon avis un robot aurait dit égal et point barre…..Un homme tentera de choisir le résultat probable qui lui semblera le moins douloureux émotionnellement, voire qui lui semblera donner une chance…..Finalement comme tu le disais dans ta réponse…

actions obligations or immobilierOui Louis A, je pense comme toi, c’est que le côté émotionnel nous désert quand il s’agit d’investir. Et on remarque que le process est finalement un sorte de programmation de robot si l’on a fixé la solvabilité minimale acceptable à 40% et que nous trouvons une société à 39.99%, c’est : « ne correspond pas au critère »… Si c’est 40.01%, c’est : « correspond au critère »  et pourtant il y a une infime différence entre les deux qui émotionnellement nous ferait dire que c’est finalement presque la même chose  si nous jugeons que la société est intéressante sur d’autres points !

Bien sûr, tout peut toujours se discuter et l’exemple est ici « à la limite » mais une chose est certaine, c’est que le process / robot, ne discute sur rien : c’est blanc ou noir……!

Nous laissons, cher( e) lecteur(trice), le dernier mot à Laurent qui revient expliciter sa première réponse de manière brillante et nous propose plusieurs extensions pleine de sérieux et d’humour……..Merci Laurent.

Laurent

Voici quelques explications et développements sur ma position précédemment exposée.

Point de vue de l’individu
Pour un individu totalement égocentrique, il n’y a en effet pas de différence entre les deux vaccins. Qu’il prenne un vaccin ou l’autre, le résultat pour lui sera le même.

Point de vue du groupe
Par contre, ce qui change (par exemple, si la population n’est pas constituée de 60 000 personnes mais de l’ensemble des êtres humains), c’est la probabilité de survie de l’ « espèce » dans son ensemble ou d’un groupe particulier (donc le bien commun). Si, toute chose égale par ailleurs (ce qui est le cas ici), il est possible d’avoir une probabilité supérieure de survie de l’ « espèce », il me semble qu’un choix rationnel pour un décideur serait d’opter pour la probabilité supérieure de survie de l’espèce dans son ensemble. Je ne dirais donc pas que, dans mon cas, sauf erreur de ma part, le choix du vaccin C ait été motivé par une composante émotionnelle.

Préservation de la diversité
Ma préférence pour le vaccin C est en réalité essentiellement valide pour une population possiblement « concentrée » (c’est à dire partageant des caractéristiques communes non nécessairement reproductibles en considérant uniquement le groupe des survivants). Si les 60 000 personnes menacées par le virus étaient équiréparties dans la population mondiale (c’est à dire « diluées »), par exemple, je n’aurais pas de préférence entre les vaccins C et D (la perte que représenterait le groupe, le cas échéant, n’aurait pas d’influence sur la diversité, d’un point de vue global). Ma préférence pour le vaccin C résulte donc de l’hypothèse que les 60 000 personnes constituaient une population possiblement « concentrée » (ses membres partagent en tous cas la menace d’être infectés par le virus, ce qui implique un lien entre eux).

Pour illustrer mon point par un exemple similaire plus parlant, je considérerais pour ma part plus rationnel qu’un animal de chaque espèce soit éliminé plutôt que l’ensemble de tous les ours (en prenant comme hypothèse qu’il y a autant d’ours que de nombre d’espèces et que chaque espèce compte au moins 1000 individus), s’il fallait faire un arbitrage entre ces deux choix. Cette préférence ne me semble pas relever de l’émotionnel.

Groupe ayant un trait fortement négatif
Cette problématique de la préservation de la diversité pose d’ailleurs une autre question en ce sens que la caractéristique commune du groupe n’est pas nécessairement positive. Par exemple, le virus pourrait ne menacer qu’un groupe ayant une caractéristique commune fortement négative (un virus qui toucherait uniquement la population des personnes ayant été condamnées dans les 6 derniers mois pour meurtre avec préméditation, en imaginant par exemple que toutes ces personnes soient regroupées dans une même prison sans gardien dans laquelle le virus contagieux se serait déclaré). Dans ce cas, le choix d’un décideur hors du groupe pourrait être de maximiser la probabilité de disparition du groupe dans son ensemble et de ce fait privilégier délibérément l’option du vaccin D. Mais faire le choix d’une probabilité plus grande de la disparition du groupe poserait également des problèmes éthiques à mon avis insurmontables:
* en vertu de quoi le décideur pourrait-il choisir cette option ?
* le décideur ne se rendrait-il pas coupable en prenant une telle option de manière délibérée ?
* il semble impossible d’établir de manière objective qu’un groupe d’individu a une valeur négative
* etc…

Un groupe d’individu partageant un trait fortement négatif génère également du positif. En supprimant l’ensemble des loups, c’est l’écosystème qui est déséquilibré et les lapins pullulent, ce qui cause également des désastres car l’équilibre proie/prédateur est rompu. La disparition des criminels et criminels en devenir aurait pour conséquence directe la mise au chômage de bataillons de juges, d’avocats et autres gardiens de prison, ce qui serait au moins pour eux et à court terme une conséquence dramatique. Les criminels peuvent se repentir et pourquoi ne pas générer dans le futur un bien supérieur au mal qu’ils ont causé.

En conclusion, même si la caractéristique d’un groupe pourrait sembler essentiellement négative, choisir une option privilégiant la disparition de ce groupe pose a minima des problèmes forts de définition, d’éthique et d’objectivité.

Equilibre entre le bien individuel et le bien collectif
Un autre aspect intéressant de la problématique, de mon point de vue, serait de se demander à partir de quel déséquilibre de probabilité, le décideur devant choisir le vaccin privilégierait la probabilité de survie de l’espèce dans son ensemble au détriment de la probabilité de survie des individus. Par exemple, si le vaccin D2 correspondait à une probabilité de survie de 50 % et que l’ensemble de la population mondiale était menacée, quel vaccin serait le meilleur pour le décideur sachant que du point de vue individuel, le vaccin D2 serait objectivement la meilleure option pour lui, mais que, du point collectif, le vaccin C serait objectivement la meilleure option. Et pour pousser encore plus loin la question: quels seraient les pourcentages (ou plus exactement les couples de pourcentages) correspondant à un équilibre optimal entre l’intérêt de l’individu et celui du groupe ?

Positionnement du décideur
Il apparaît également, pour l’arbitrage entre les vaccins C et D2 (ou d’ailleurs C et D), que le point de vue du décideur et son niveau d’information a une incidence cruciale sur le choix du vaccin.
* Si le décideur est dans le groupe des personnes menacées et sait qu’il va être infecté (par exemple si le virus touche toute la population mondiale), il pourrait être tenté (à mon avis à tort, au moins à un pourcentage de 50 %) de choisir le vaccin D2. Difficile d’être juge et partie !
* Si le décideur est la seule personne dans le monde qui n’est pas menacée par le virus, il devrait rationnellement choisir la survie de l’espèce et donc le vaccin C.
* Si le décideur est la seule personne dans le monde qui a une chance de 1/x d’être infectée (toutes les autres menacées étant certaines d’être infectées), quel serait objectivement le meilleur choix ?
* Si le décideur ne sait pas que la population mondiale est menacée par le virus (et/ou s’il ne sait pas s’il est lui-même menacé), ce manque d’information pourrait rationnellement modifier son arbitrage.

Le niveau d’information du décideur et son appartenance au groupe des personnes menacées a une incidence importante sur l’arbitrage.

Panachage entre les vaccins
La possibilité éventuelle de panachage entre les vaccins C et D2 permet aussi de sortir du cadre binaire d’un choix mutuellement exclusif. Un panachage consisterait par exemple à distribuer le vaccin C à un sous-groupe de, par exemple, 30 000 personnes, pour garantir la survie de l’espèce et donner le vaccin D2 aux autres personnes. L’optimum consisterait à trouver le nombre de personnes permettant un bon équilibre entre la probabilité de survie de l’espèce et l’optimisation de la survie des individus.

Nombre de décideurs
Le nombre de décideurs a également une incidence sur la décision. Par exemple, dans le cas d’un virus dont on sait qu’il touchera l’ensemble de la population mondiale, et si chaque personne a la possibilité de choisir pour lui-même le vaccin C ou D2, j’opterais pour le vaccin D2 en pariant sur le fait qu’un nombre suffisant de personnes n’auraient pas correctement compris l’arbitrage s’offrant à eux et prendraient le vaccin C, garantissant donc à la fois la survie de l’espèce et optimisant ma probabilité de survie individuelle. Mais si les acteurs étaient tous rationnels, ils choisiraient le vaccin D2, mettant en péril l’humanité dans son ensemble. Paradoxalement, une erreur de jugement et l’irrationalité peuvent donc sauver l’humanité et optimiser les chances de survie de l’acteur rationnel. Heureusement que nous ne sommes pas tous des robots !

Une situation dans laquelle chaque personne devrait choisir le vaccin C ou D2 pour son voisin serait assez cocasse.

investisseur value intelligentLe dilemme du prisonnier ou l’Orval maléfique
Un autre type d’arbitrage intéressant entre l’intérêt collectif et l’intérêt individuel est le dilemme du prisonnier, qui met plutôt l’accent sur la question de la confiance en l’autre et permet de tester la solidité d’une amitié ! Imaginons 2 moines isolés dans leur cellule, privés de moyens de communication. Dans leur solitude s’offre à eux un breuvage intelligent, fantaisiste et mesquin que nous appellerons l’Orval maléfique, dont ils connaissent les effets:
1/ Si un seul moine boit l’Orval, elle le remercie en lui augmentant son espérance de vie de 6 mois. Mais, vexée par le comportement du second, elle diminue son espérance de vie de 9 ans 1/2 par vengeance.
2/ Si les deux moines boivent l’Orval, l’espérance de vie de chacun est diminuée de 4 ans 1/2. Après tout, lequel d’entre nous pourrait affirmer que boire une Orval est inoffensif ?
3/ Si aucun des deux moines ne boit son Orval, un ange passe.

La confiance a ses limites, même chez les moines: nul doute que certains pourraient être tentés par Satan et épancher leur soif en goûtant aux délices subtils de l’Orval maléfique. Restons sobres et ne succombons pas à la tentation, mes frères.

Conclusion

Je pense toujours que, rationnellement, le vaccin C est supérieur au vaccin D, lorsque le virus menace une population possiblement « concentrée » (et sans, je crois, tenir compte d’aspects émotionnels), dans les hypothèses énoncées dans mon premier article.
Pour une population parfaitement diluée de 60 000 individus menacés, les autres hypothèses restant inchangées, les deux vaccins me semblent équivalents et je n’aurais pas de préférence personnelle dans l’arbitrage entre l’un ou l’autre.

Cordialement, Laurent

A suivre …

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *