Cette lettre ouverte se veut une réponse à l’article de Bernard Mooney relatant une opinion de Charlie Munger et intitué : « Benjamin Graham n’était pas un bon investisseur »
Cher Bernard Mooney,
Votre article rapportant les doutes de Charlie Munger au sujet des capacités d’investisseur de Benjamin Graham nous a, non seulement, laissés pantois mais aussi carrément mort de rire !
Nous ne parvenons pas à comprendre comment vous pouvez prétendre apprendre de Munger, qui, de mémoire, n’a jamais écrit qu’un « Almanach » et tirer des enseignements pour vos lecteurs concernant la peur qui aurait guidé Benjamin Graham dans sa vie d’investisseur, tout en argumentant avec les propos de Charlie Munger que Benjamin Graham n’était pas un bon investisseur.
Nous sommes quatre investisseurs (3 Belges et 1 Français) qui appliquons depuis 2008 une méthode d’investissement inspirée directement de Benjamin Graham et appliquée également par Walter Schloss, pendant toute sa carrière. Nous avons baptisé notre groupe : « Les Daubasses, selon Benjamin Graham », autant par autodérision qu’en hommage à ce très cher Ben.
N’allez pas croire que nous sommes les « pom-pom boy » de Benjamin Graham, nous sommes plutôt des investisseurs, qui après avoir eu leur période « buffettienne », ont compris que la théorie de Benjamin Graham était une véritable mine d’or pour tout investisseur individuel qui est conscient de ne pas faire partie des génies de l’investissement et qui dispose d’un capital limité.
En fait, aujourd’hui après nos propres expériences et surtout après la lecture de L’effet boule de neige, nous pensons savoir faire la différence entre le mythe de l’investisseur Buffett, la réalité de l’investisseur Buffett et ce que les investisseurs individuels peuvent appliquer de la réalité de l’investisseur Buffett.
Depuis que nous vous lisons et cela fait au moins 10 ans, vous ne semblez toujours pas être parvenu à expliquer ces différences à vos lecteurs et vous êtes toujours dans le mythe Buffett : « acheter des actions avec un moat et les garder à vie comme Buffett ».
Savez-vous par exemple que la performance de Warren Buffett, ne serait pas tout-à-fait la même s’il n’avait pas effectué des arbitrages ? Et qui lui a enseigné l’art de l’arbitrage ? Benjamin Graham …
« Dans leur étude des performances du portefeuille de Berkshire Hathaway de 1980 à 2003, les professeurs Gerald Martin et John Puthenpurackal ont découvert que les 261 investissements du portefeuille affichaient un rendement annualisé de 39.30%. Plus étonnant encore, sur ces 261 investissements, 59 furent identifiés comme des opérations d’arbitrage. Et ces 59 arbitrages ont généré un rendement annualisé moyen de 81.28%…!!!! La performance de Warren Buffett dans l’arbitrage n’a pas seulement battu le rendement de son portefeuille traditionnel, elle a aussi pulvérisé la performance annualisée moyenne de n’importe quel autre investissement américain… L’étude de Martin et Puthenpurackal a également mis en évidence l’influence énorme qu’ont exercé les opérations d’arbitrage de Warren Buffett sur la performance globale du portefeuille actions de Berkshire. Si nous supprimons les 59 opérations d’arbitrage effectuées durant la période étudiée, nous voyons le rendement annualisé moyen du portefeuille tomber de 39.38% à 26.96%. Ce sont les opérations d’arbitrage qui ont fait de Warren Buffett un grand investisseur et un phénomène mondial. »
Pages 10 et 11 de L’art de l’arbritage boursier selon Warren Buffett de Mary Buffett et David Clarck
Savez-vous aussi que depuis 1976, et donc le début de la véritable collaboration entre Warren Buffett et Charlie Munger, Berkshire Hataway a bénéficié d’un levier de 60 % en moyenne inhérent à ses activités d’assurance et au fait qu’elle obtenait du financement gratuit grâce à ses provisions techniques d’assurance. C’est en tout cas ce qu’ont démontré des chercheurs de l’Université de New-York et de AQR Capital Management dans un article paru dans The Economist.
De 1976 à 2012, l’action A de Berkshire Hataway a progressé de 22,5 % par an, effectivement un rythme de champion du monde. Mais ce levier de 60 % ne doit rien aux qualités d’investisseurs du duo Buffett-Munger, il ne le doit qu’à la taille critique atteinte par le conglomérat et à des qualités de dirigeant d’entreprise et d’allocataire de capitaux de l’Oracle d’Omaha. Si Monsieur Buffett n’avait pas profité du levier de 60 %, sa performance nette d’investisseur « pur » aurait été nettement plus modeste : 14,1 % par an, ce qui le fait quitter la catégorie des « extra-terrestres ». Pour obtenir un tel levier sur une période aussi longue et à un coût aussi faible, une fortune même de plusieurs millions de dollars n’est pas suffisante.
Vu son âge avancé, nous pouvons sans doute trouver des excuses à Charlie Munger mais vous, en tant que journaliste et investisseur, il nous semble que votre priorité devrait être la réalité : 30% de la performance de Buffett sur la période citée ne sont donc pas attribuable au buy and hold mais bien aux arbitrages et 37 % de la performance provient des bénéfices du levier des assurances, levier qui n’est, en aucun cas, accessible a l’investisseur individuel.
Nous avons également tenté de faire un travail critique, sur la biographie de Buffett « L’effet boule de neige« afin d’essayer de comprendre ce que pouvait appliquer un investisseur individuel de la méthode d’investissement de Warren Buffett après 1976. Pourquoi après 1976 ? Tout simplement parce de la moitié des années 50 jusque dans les années 1970, soit sur près de 20 ans, Buffett a appliqué les enseignements de Benjamin Graham et de ses « les mégots de cigares ».
Sans ces enseignements, Warren Buffett ne serait jamais parvenu à constituer un capital important ni, d’ailleurs, à asseoir sa notoriété d’investisseur.
Nous vous invitons donc monsieur Mooney, si vous avez une heure à perdre, à découvrir notre travail critique, en 5 parties.
Pour en revenir à Charlie Munger qui déclare être meilleur investisseur que Benjamin Graham, nous souhaitons opposer cette petite histoire lorsque Warren Buffett le nomme à la direction de Wesco et lui laisse les mains libres. Il peut y exercer ses propres talents d’investisseur, seul comme un grand garçon, et pas à l’ombre de son associé.
Wesco est un véhicule intéressant pour analyser les compétences de Munger en investissement car c’est le seul véhicule coté sur lequel il va avoir la liberté opérationnelle. Intéressant également dans le sens où avec Wesco, il va être possible de lire les propres rapports annuels commentés par lui-même.
En effet, Munger a été sympathiquement parachuté par son partenaire à la tête d’un système qui fonctionnait en pilote automatique. Avec comme des activités phares très rentables et en croissance : bien entendu les activités de banque et d’assurance de Wesco-Financial Insurance Company, ainsi que celles de Kansas Bankers Surety Company (KBS). Sans oublier le business métallurgiques représenté par Precision Steel Warehouse, marginal.
Alors que sur la période, les deux entités financières historiques – Wesco et KBS – ne vont cesser de croitre en augmentant les bénéfices remontés en consolidés pour le Groupe Wesco, une toute autre histoire va émerger avec CORT Business Services Corporation (CORT), un spécialiste de la location en tout genre.
CORT a été acquis pour un montant de 386 M USD en 2000. Nous allons essayer de synthétiser chronologiquement, année par année les comptes rendus issus des rapports annuels de Wesco qu’il est encore possible de lire en ligne .
Année 2000
Voici ce que disait Munger suite à l’acquisition de CORT :
“CORT has long been headed by Paul Arnold, age 54, who is a star executive as is convincingly demonstrated by his long record as CEO of CORT. We are absolutely delighted to have Paul and CORT within Wesco, are pleased with CORT’s performance under his leadership in 2000, and hope to see a considerable expansion of CORT’s business and earnings in future years.
Commencing late last year, and continuing to date, new business coming into CORT has declined sharply. We believe that CORT’s operations will remain printable in any likely recession-related decline in the rent-to-rent segment of the furniture business.”
Résultat opérationnel en 2000 : 29.0 M USD sur 10 mois
Année 2001
Munger commente l’activité de CORT sur son premier exercice complet au sein de Wesco : “We happily tolerate a poor part of the business cycle when we turn it to our advantage by expanding business through cash acquisition at sound prices. We continue to believe that CORT’s operations will remain profitable in any likely recession-related decline in the rent-to-rent segment of the furniture business.”
Résultat opérationnel en 2001 : 13.1 M USD (-61% versus 2000)
Année 2002
Nous apprenons dans le rapport annuel que CORT a investi 57 M USD pour étendre son business par acquisition de petites entreprises en 2000 et 2001. Lancement de l’activité de Relocation Central.
Munger est toujours optimiste : “We continue to expect a considerable expansion of CORT’s business and earnings at some future time.”
Résultat opérationnel en 2002 : 2.4 M USD (division par 5 versus 2001)
Année 2003
CORT investit 4 M USD supplémentaires. Soit un total depuis l’acquisition de 61 M USD.
L’optimisme est toujours au beau fixe pour Munger : “We are absolutely delighted to have Paul and CORT within Wesco. We continue to expect a considerable expansion of CORT’s business and earnings at some future time.”
Résultat opérationnel en 2003 : -6.3 M USD
Année 2004
CORT investit 13 M USD supplémentaires. Soit un total depuis l’acquisition en 2002 de 74 M USD. Ces dépenses de croissance se font avec l’aval bienveillant de Munger : “CORT remains the national leader in its market segment and we believe that these acquisitions will prove to be satisfactory expansions of a fundamentally sound business.”
Et Charlie d’en rajouter : “We continue to expect a considerable expansion of CORT’s business and earnings at some future time.”
Résultat opérationnel en 2004 : 5.0 M USD
Année 2005
Après 2004, nous n’aurons plus d’information sur les montants investis – engloutis ? – dans CORT.
Et encore : “We are absolutely delighted to have Paul and CORT within Wesco.”
Résultat opérationnel en 2005 : 20.7 M USD
Année 2006
Munger commente : “We are pleased with the progress CORT made in the past two years. We are cautiously optimistic that, in future years, we will be able to look back to the recent past and consider it merely a cyclical aberration in CORT’s growth.”
Résultat opérationnel en 2006 : 26.9 M USD
Année 2007
CORT internationalise ses activités. Toujours aucune information sur le montant des investissements.
L’éloge habituelle sur le CEO star Paul Arnold disparaît du rapport annuel. Munger ajoute tout de même : “CORT is now a stronger company than it was when acquired by Wesco, helped by several “tuck-in” acquisitions, and poised towards long-term growth despite periodic bumps to be encountered along the way.”
Résultat opérationnel en 2007 : 20.3 M USD
Année 2008
CORT continue les acquisitions et les investissements notamment au Royaume-Uni avec l’acquisition de Roomservice Group, mais toujours sans détail sur les montants engagés. Le lecteur interprétera ce fait comme il voudra.
Munger adoucit son discours : “Near term, we expect more of the difficult business conditions of the recent past.”
Résultat opérationnel en 2008 : 15.7 M USD
Année 2009
Aux yeux de Munger, Paur Arnold perd son statut de « star » au profit du qualificatif de « capable » (« able » dans le texte) : “Paul Arnold, long CORT’s able CEO, and his management team, have devoted much effort in recent years.”
Résultat opérationnel en 2009 : -1.3 M USD
En 2009, Buffett décide d’arrêter la plaisanterie et veut récupérer Wesco à 100% (il lui manquait 20% du capital), pour récupérer les business de banque et d’assurance en sortant le dossier de la cote. Nous n’en saurons donc pas plus sur les résultats ultérieurs de COST.
Si nous résumons ces 9 exercices, nous avons des investissements de :
Acquisition : 386 M USD
Investissements de 2000 à 2004 : 61 M USD
Comme les montants d’investissements pour les années postérieures à 2004 ne sont plus communiquées aux actionnaires dans les lettres annuelles, nous allons estimer de façon très conservatrices qu’elles sont de seulement 5 M USD par an, de 2005 à 2009. Soit un montant d’investissements sur la période de : 5 x 5 = 25 M USD.
Les fonds propres consacrés à ce business sont donc de : 386 + 62 + 25 = 473 M USD
Au niveau des profits opérationnels, voici le résumé :
2000 : 29.0 M USD
2001 : 13.1 M USD
2002 : 2.4 M USD
2003 : -6.3 M USD
2004 : 5.0 M USD
2005 : 20.7 M USD
2006 : 26.9 M USD
2007 : 20.3 M USD
2008 : 15.7 M USD
2009 : -1.3 M USD
Soit un total de 125.5 MUSD sur la période ou une moyenne annuelle de : 125.5 / 9 = 13.94 M USD
Le retour sur investissement moyen annuel est donc de :
Résultat opérationnel moyen annuel / investissements = 13.94 / 473 = 2,95%
L’investisseur intelligent notera le fait que cette rentabilité s’entend avant impôts sur le résultat.
Pour conclure, laissons la parole à Munger (issu du rapport annuel 2009 de Wesco). Les investisseurs habitués à la modestie de Buffett apprécieront ce commentaire à sa juste valeur :
“Business and human quality in place at Wesco continues to be not nearly as good, all factors considered, as that in place at Berkshire Hathaway. Wesco is not an equally-good-but-smaller version of Berkshire Hathaway, better because its small size makes growth easier.”
Nous voyons clairement avec cet exemple que Benjamin Graham aurait encore beaucoup à apprendre du beau Charlie !
Enfin, nous nous demandons si Charlie Munger a conscience de la période dans laquelle il a investi ? Nous n’avons pas assez de bouteille pour proposer des arguments solides, reconnaissons-le humblement … c’est pourquoi, nous allons laisser la parole a Bill Gross, autre monstre sacré de l’investissement, mais infiniment plus modeste :
« … Cependant, que les choses soient claires. Il n’existe pas, en ce monde, de Roi des obligations ou de Roi des actions, ni même de Souverain de l’investissement qui puisse prétendre à un trône. Tous autant que nous sommes, même les vieux briscards comme Buffett, Soros, Fuss et moi-même (eh oui…), nous avons exploité une période extrêmement avantageuse, l’époque la plus attractive qui puisse être offerte à un investisseur… »
« … Depuis le début des années 1970, quand le dollar a été désolidarisé de l’étalon-or et que le crédit a débuté son incroyable périple vers la liquidité et le rendement total, la formule gagnante a été relativement simple : un investisseur prenant un risque minimal, y appliquant habilement un certain levier et se protégeant intelligemment contre les accès de désendettement ou de retraits d’actifs pouvait prétendre, et accédait parfois, au trône de «l’excellence». Cela dit, c’était peut-être l’époque qui construisait l’homme et non l’inverse … »
« …Ce que je veux dire, c’est que l’époque de PIMCO, celle de Berkshire Hathaway, celle de Peter Lynch, ont toutes eu l’expansion du crédit pour toile de fond. Au cours de cette période, la prime est allée aux investisseurs ayant misé sur le portage, ayant vendu la volatilité, s’étant orientés vers les rendements et ayant accentué leur exposition aux risques de crédit, ou bien à ceux qui étaient protégés, de par leur structure ou leur réputation, des mouvements de désengagement ou de désendettement (Buffett) qui ont frappé leurs concurrents au pire moment … »
« … Après tout, il ne s’agissait peut-être que d’époques, avec un début et une fin. Qu’advient-il lorsqu’une époque change? Qu’adviendrait-il si l’expansion ininterrompue du crédit et l’alimentation qu’elle fournit aux prix des actifs et aux rendements venaient à être durement affectées? Qu’adviendrait-il si des taux d’intérêt quasi nuls sonnaient le glas d’une époque de rendement total qui a débuté dans les années 1970, a pris de la vitesse en 1981 et s’est heurtée à une impasse mathématique en 2012/2013 pour les obligations et, logiquement, pour les autres classes d’actifs apparentées? … »
Si vous avez 10 minutes à perdre pour relire l’intégralité de l’interview de Bill Gross, monsieur Mooney, c’est ici.
Enfin, cher monsieur Bernard Mooney, ce qui est finalement le plus dérangeant, c’est que vous semblez vous méprendre, sur les enseignements et la méthode de Benjamin Graham, que vous dite « hanté » par la peur du krach de 1929 !
Nous pensons au contraire qu’acheter des actifs tangibles nets de toute dette avec une marge de sécurité est du pur bon sens. Du pur bon sens vieux de 85 ans et qui sera, selon nous, tout aussi valable tant qu’il existera un investisseur sur cette terre. Tout simplement parce c’est une manière très simple de faire des bonnes affaires et de s’enrichir et principalement pour un particulier.
Bien à vous,
L’équipe des « Daubasses selon Benjamin Graham »