Imaginez que vous souhaitez vous installer comme épicier indépendant spécialisé dans la vente de produits du terroir de grande qualité.
Tout d’abord, vous devrez faire une étude de marché pour déterminer le meilleur emplacement possible pour votre commerce. Un fois l’emplacement déterminé, il vous faudra trouver un local pour votre commerce, contracter un contrat de bail, éventuellement payer un pas-de-porte ou un droit au bail.
Ensuite vous aurez à dénicher les fournisseurs de produits artisanaux pour votre commerce, sélectionner ceux qui produisent les produits de la plus haute qualité, vérifier leur capacité à vous approvisionner de façon régulière et négocier le meilleur prix d’achat possible.
Votre local devra être aménagé et achalandé au mieux : vous devrez acquérir des rayonnages, des frigos, des chambres froides, des comptoirs, des balances, des caisses enregistreuses.
Il vous faudra concevoir (ou faire concevoir) un nom et un logo qui font « vendeur », faire fabriquer et installer une enseigne commerciale. Vous aurez aussi à faire de la publicité dans la presse locale.
Vous devrez engager du personnel et le former afin qu’il connaisse au mieux les produits qu’il devra vendre pour informer la clientèle.
Enfin, pour les premiers jours de l’ouverture, vous serez obligé de mener une politique de prix agressive afin d’inciter les premiers clients à l’achat.
Vous imaginerez un système de gestion des stocks optimum car vous subirez des pertes de stocks lors des premières semaines de fonctionnement par manque de repaires parce que vous aurez commandé des produits qui ne se vendent pas ou trop de produits qui se vendent peu.
……
Quelques années plus tard, votre entreprise est bien « sur rail » : elle dégage une rentabilité suffisante et un concurrent souhaite vous l’acheter en proposant comme prix la valeur des fonds propres. Allez vous accepter ?
A notre avis, non … car les fonds propres tiennent compte des installations à leur valeur amorties et surtout … ne tiennent pas compte de tous les frais qui ont été engagés pour constituer votre commerce. Si cet amateur devait s’installer à son tour, il devrait, lui aussi, supporter tous ces frais que vous avez dû supporter vous-même et il semble donc logique que votre acquéreur potentiel vous paie l’équivalent de ce que la constitution d’un commerce semblable lui coûterait, c’est-à-dire la valeur de création d’une entreprise équivalente, ce que nous appellerons la VCEE.
Cette Valeur de Création d’Entreprise Equivalente nous semble une très bonne approche car, à notre avis, elle nous donne la valeur maximale que l’on pourrait obtenir pour la grosse majorité des entreprises cotées (nous verrons dans de futurs articles qu’il peut exister quelques exceptions mais relativement rare, peut-être 5 % de l’ensemble de la cote).
La valeur d’actif net, si elle donne aux investisseurs une bonne base d’investigation, ne représente selon nous pas la vraie valeur économique des actifs de l’entreprise.
Nous allons aborder les principaux postes de l’actif et tenter de vous expliquer comment on peut, éventuellement, constater des divergences entre la valeur reprise aux comptes de chacun d’entre ces postes et le prix que devrait payer un concurrent pour acquérir ces biens et créer une entreprise équivalente. Ensuite, dans un second article, nous calculerons la VCEE d’une des sociétés de notre portefeuille pour vous expliquer comment, pour notre part et sagement assis derrière notre bureau, nous tentons de mesurer cette valeur.
I. Les actifs tangibles
L’actif immobilisé ou actif fixe
1. Les immeubles
Nous nous trouvons face à deux difficultés concernant ce poste. D’une part, les immeubles sont amortis sur une période plus ou moins longue (mis à part les immeubles de placement qui sont inscrits au bilan à leur juste valeur) et d’autre part, ces actifs peuvent très bien avoir été achetés et conservés une très longue période au sein de la compagnie. Pour connaître le prix auquel ces biens devraient être acquis aujourd’hui, on peut tout d’abord utiliser le coût d’achat non amortis des immeubles (terrains ou construction) comme nous le faisons lorsque nous calculons la VANE. Il s’agit déjà, selon nous, d’une première étape pour tenter de s’approcher de leur juste prix actuel. Malheureusement, si ces immeubles ont été acquis il y a 30 ou 40 ans, il semble évident que le prix que l’on devrait payer pour acquérir des terrains ou des bâtiments équivalents aujourd’hui serait fortement différent. Et pourtant, il nous semble important de tenter d’évaluer ces biens au plus juste. Par exemple, en ayant connaissance du prix auquel se sont vendus récemment des biens équivalents dans la même région. Nous verrons dans notre cas pratique d’autres possibilités permettant d’approcher ce « juste prix ».
2. Les installations, machines, outillages, mobiliers et aménagements.
Ici aussi, il convient de faire preuve de nuance. Par exemple, les aménagements effectués pour installer un magasin nous semblent pouvoir être évalués à leur coût d’acquisition sans trop de problème. Par contre, quid d’équipements électroniques ? Un concurrent qui voudrait acquérir ce type de bien aujourd’hui paierait peut-être moins cher que celui détenu par la société que nous analysons et il bénéficierait probablement d’équipements plus performants. Vous comprenez déjà, cher lecteur, que le calcul de cette VCEE nécessite une connaissance de la société bien plus poussée que le calcul des différentes « valeurs à casser » que nous vous avions présentées jusqu’à présent. Tout sera donc affaire de nuance, de bon sens mais aussi d’une bonne compréhension des activités de la compagnie.
3. Les immobilisations financières
Plusieurs postes différents dans cette rubrique. Tout ce qui concernerait des sommes d’argent immobilisées en garanties d’obligations de l’entreprise doit être repris pour sa valeur au bilan. Les titres de sociétés cotées seront, quant à eux, repris à leur valeur de marché actuelle (puisque c’est ce prix que l’on devrait payer maintenant pour les acquérir). Quant aux sociétés non cotées … et bien … un peu de bon sens et de travail nous semblent nécessaires pour établir une juste VCEE.
Les actifs circulants ou courants
1. Les créances
Si on se place dans le cas de figure d’une société nouvellement créé, on peut estimer que celle-ci comptera plus d’impayés qu’une société bien établie. Afin de coller avec cette réalité, nous pensons raisonnable d’ajouter les provisions pour créances douteuses au montant net des créances inscrites au bilan puisque ces provisions seraient bel et bien incluses au coût d’installation d’un nouvel arrivant.
2. Les stocks
Le stock est sans doute le poste du bilan qui est le plus sujet soit à surévaluation soit à sous évaluation. Afin de vérifier la pertinence de la valeur inscrite aux comptes, tout comme nous le faisons dans le calcul de la valeur net net, nous pensons que le meilleur outil consiste à une comparaison des rotations sur une longue période. Nous pourrions par exemple calculer la rotation annuelle moyenne du stock sur les 5 derniers exercices comptables et appliquer cette rotation au coût des marchandises vendues du dernier exercice comptable et enfin, comparer la valeur obtenue avec la valeur inscrite aux livres. Pour du plus concret, nous vous renvoyons à notre prochain post qui, comme annoncé, présentera un exemple pratique.
3. Les liquidités et placement de trésorerie n’appellent, à notre avis, aucun commentaire.
II. Les actifs intangibles
Ce sont les actifs les plus difficiles, selon nous, à évaluer … et aussi ceux qui nécessitent la meilleure connaissance de l’entreprise analysée.
1. Le goodwill
Il représente le surcoût payé par une société pour en acquérir une autre par rapport à la valeur d’actif net de celle-ci Il peut effectivement valoir quelque chose : un savoir faire, un réseau de client, une image de marque, … mais il peut tout aussi bien signifier que l’entreprise acquise a été payée trop cher. C’est pourquoi, par principe, nous le reprenons pour 0.
Ceci ne veut pas dire que nous ne devons pas tenir compte d’une éventuelle survaleur. En effet, comme nous l’expliquions dans notre exemple ci-dessus, pour s’installer et constituer son réseau commercial, sa liste de fournisseur, former son personnel, étudier ses implantations, … une entreprise doit débourser énormément d’argent. Ce cash dépensé est en général inclus dans le compte de résultat de la société et n’apparaît donc pas au bilan de celle-ci.
La seule méthode que nous pouvons proposer est très subjective. Elle suppose une bonne connaissance de l’activité de la société et une étude de son compte de résultat.
S’il s’agit d’une société avec un fort accent technologique, un nouvel entrant devrait investir énormément d’argent en frais de R&D pour acquérir la même technologie. Il semble donc intéressant de tenir compte des frais de R&D déboursés par la société et on pourrait par exemple, prendre en compte x années de ce type de charge en fonction du cycle de vie du produit. Par exemple, pour une société pharmaceutique, on pourrait prendre en compte 6 ou 7 années de frais de développement de nouveaux médicaments mais beaucoup moins pour un développeur de logiciels informatiques.
Une société qui souhaite s’installer ne dispose pas non plus, au démarrage, d’un carnet de commandes remplis ou d’un listing de clients. Ici aussi, il sera donc important « d’activer » des frais commerciaux.
2. Les immobilisations incorporelles
Comme pour le goodwill, une connaissance approfondie de la société est nécessaire. Il peut s’agir de licences d’exploitation, de logiciels informatiques spécifiques ou de pas-de-porte. Le coût d’acquisition ou le coût amorti suivant les cas peut constituer une bonne base de départ pour l’évaluation mais une étude plus approfondie nous semble nécessaire, notamment pour vérifier si ces immobilisations incorporelles ne font pas double emploi avec les différents frais d’installation que nous avons abordé dans la rubrique « goodwill » ci-dessus.
3. Les actifs d’impôt différés
Dans le scénario de continuité des activités que nous étudions ici et contrairement aux différents calculs de « valeur à casser » que nous utilisons habituellement, nous pensons que ces actifs représentent bel et bien une valeur puisqu’il s’agit d’une économie d’impôt que pourrait faire un éventuel acquéreur dans le futur.
III. Les dettes
Comme pour tout étude patrimoniale, il convient de déduire l’ensemble des dettes de la valeur d’actif obtenue puisque c’est la différence entre ces deux valeurs que devra débourser un candidat potentiel à l’acquisition de la société.
Nous attirons l’attention de nos aimables lecteurs sur les « value trap » que constituent certaines dettes hors bilan, « les petits caractères » chers à Walter Schloss. Nous nous sommes déjà fait piégés par ce type d’engagement non inscrit dans les comptes de la société analysée. Par exemple, des litiges en cours que la direction n’a pas provisionné et qui représente un risque financier conséquent. Par contre, alors que dans une optique de liquidation volontaire, nous déduisions les loyers restant à payer de la valeur d’actif obtenue (puisque la société aurait malgré une cessation d’activité dû continuer à payer), dans une optique de poursuite des activités, nous ne tenons pas compte de ce poste puisqu’il s’agit de charges d’exploitation normales.
Enfin, il pourrait être intéressant d’actualiser la valeur des dettes financières à long terme. Si par exemple, celles-ci ont été contractées il y a 6 ou 7 ans, le taux d’intérêt payé est peut-être supérieur aux taux d’intérêt que devrait payer un éventuel concurrent qui s’établirait aujourd’hui. Il peut donc sembler adéquat, dans certains cas, d’adapter la valeur comptable des dettes financières à leur valeur de marché actuelle.
Voici donc, cher lecteur, la méthode que nous pensons utiliser pour évaluer une entreprise dans une optique de continuité de ses activités. Comme promis, dans un prochain article, nous tenterons de valoriser une société de notre portefeuille sur base de ce concept.
Nos sources d’inspiration et de réflexion pour cette notion : Benjamin Graham, Bruce Greenwald, nos amis de Valeur et Conviction, Christopher Browne et Walter Schloss.
Salut les Daubasses,
Vous vous engagez sur un terrain très glissant; ça reste du domaine de l’impossible pour un amateur avec peu de moyen d’analyser précisément la valeurs des immob corporelles par exemple.Ca risque vite de devenir de l’extrapolation qui n’aura pas beaucoup de sens.
Je pense qu’il faut rester dans l’idée de Graham de la valeur d’actif net net plutôt que de partir dans des analyses farfelues..
Cordialement
Bonjour Samy,
En quoi cette approche est-elle plus « farfelue » que celle consistant à acheter une action pour son rendement sur dividende en croisant les doigts pour que ce dividende soit maintenu dans le futur ? En quoi est-ce plus « farfelu » que d’acheter une action en évaluant ses perspectives de croissance ?
Et nous ajouterions : En quoi est-ce moins « farfelus » que d’acheter sur base de son fond de roulement net ? En effet, même avec cette approche, nous n’avons, dans l’énorme majorité des cas, aucune possiblité d’aller vérifier sur place la juste valeur de ces postes de l’actif courant. Nous avons d’ailleurs constaté que depuis que nous achetons autre chose que des net net (les « net estate » inventées par les farfelus que nous sommes), c’est ce segment qui nous procure le plus beau rendement et non les net net).
Vous ne devez jamais oublier une chose : il n’existe pas une « martingale » en bourse permettant de gagner à tous les coups en travaillant de manière automatique.
L’investisseur dans la valeur va chercher de la valeur là où il en trouve et ne se contente pas d’une seule approche. Walter Schloss, par exemple, avait commencé sa carrière avec des net net mais il a dû, à certaines époques, obliquer vers un autre style … qui s’approche assez fort de celui que nous proposons dans cet article.
Mais pas plus que pour tout ce que nous avons écrit jusqu’à présent, nous n’avons la prétention avec cet article de détenir la vérité absolue et rappelons pour la ènième fois que nous disons ce que nous faisons (même si c’est farfelu), pourquoi nous le faisons mais pas ce que nos aimables lecteurs doivent faire.
Bonjour,
Petites question par rapport aux « value traps ».
Pour être bien sur, toutes les activité hors bilan importantes (comme un procès dans l’exemple) doivent légalement être indiquées dans les annexes ? Ou est-il possible pour l’entreprise de masquer des choses malgré tout ?
Et autre chose concernant les dettes, il me semble qu’il faut également beaucoup se méfier des échéances des dettes (incl. obligations), car lorsque l’entreprise doit rembourser beaucoup d’un coup, ca peut amener de gros soucis de liquidités et donc faillite possible !
Bonjour Romain,
En principe, dans une entreprise traditionnelle, tout le hors-bilan doit être mentionné dans les annexes, éventuellement sans être valorisé si la direction pense qu’elle gagnera ou si les montants en jeu ne sont pas valorisables.
« concernant les dettes, il me semble qu’il faut également beaucoup se méfier des échéances des dettes (incl. obligations), car lorsque l’entreprise doit rembourser beaucoup d’un coup, ca peut amener de gros soucis de liquidités et donc faillite possible ! »
Oui nous partageons la même idée mais si la société présente une bonne solvabilité avec de solides collatéraux à présenter en garantie, elle pourra faire « rouler » sa dette et renouveler ses lignes de crédit. Ce sont plutôt les conditions du maintien des lignes de crédit qui, nous semble-t-il, devraient en priorité être analysées.