[édito proposé à nos abonnés dans la lettre mensuelle du mois de mars 2021]
Le 27 janvier 2021, le cours du titre GameStop touchait les 483$ en séance, valorisant ce distributeur américain de consoles et de jeux vidéo à 34 milliards de dollars, soit plus de 100x la valeur de ses fonds propres.
Pendant plusieurs semaines, nous avons assistĂ© Ă une bataille effrĂ©nĂ©e avec dâun cĂŽtĂ© de gros fonds dâinvestissement amĂ©ricains qui avaient pariĂ© sur une baisse du titre et de lâautre une communautĂ© de plusieurs millions de traders « dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s » – comme ils se qualifient eux-mĂȘmes – prĂȘts Ă en dĂ©coudre en prenant les investisseurs institutionnels Ă leur propre jeu.
Sans grande surprise, ce combat Ă bĂątons rompus sâest fini en eau de boudin. Le titre gagne encore plus de 600% depuis le dĂ©but de lâannĂ©e (!), mais il a perdu plus de 70% de sa valeur depuis ses sommets [chiffres de dĂ©but mars lorsque nous Ă©crivions cet Ă©dito]. On espĂšre que les boursicoteurs qui sont rentrĂ©s au plus haut ont le cĆur bien accrochĂ©.
Le camp adverse nâest pas non plus sorti indemne de cette lutte sans merci. Le fonds Melvin Capital, dont les positions vendeuses Ă©taient supĂ©rieures Ă 100% du flottant de GameStop, a perdu plus de 50% de sa valeur sur le mois de janvier. Il nâa eu dâautre choix que dâappeler ses petits copains Ă la rescousse pour ĂȘtre renflouĂ© Ă hauteur de 2,75 milliards de dollars.
La sociĂ©tĂ© Citron research, spĂ©cialisĂ©e dans la publication dâanalyses sur des sociĂ©tĂ©s frauduleuses et sur la vente Ă dĂ©couvert – une institution depuis des annĂ©es ! – a quant Ă elle dĂ©cidĂ© purement et simplement dâarrĂȘter de publier des analyses sur la vente Ă dĂ©couvert.
Cette affaire nous a fait sourire Ă double titre. Voir les investisseurs institutionnels pris Ă contre-pied de la sorte Ă©tait assez cocasse. Aussi, la crainte des shorters (vendeurs Ă dĂ©couvert) dâĂȘtre pris au mĂȘme piĂšge que sur GameStop a conduit un certain nombre dâentre eux Ă racheter leurs positions sur les titres les plus vendus Ă dĂ©couvert, parmi lesquels Dillardâs, notre vendeur de chaussettes amĂ©ricain prĂ©fĂ©rĂ© [ligne que nous avons cĂ©dĂ©e depuis sur un gain de +153% en devise] !
Ce phĂ©nomĂšne de short squeeze (ou rachat forcĂ©) a fait dĂ©coller le cours de l’action Dillard’s fin janvier. Les investisseurs qui avaient vendu le titre Ă dĂ©couvert se sont retrouvĂ©s coincĂ©s et nâont eu dâautre choix que de liquider leurs positions (en rachetant des titres quâils ne possĂ©daient pas) pour rĂ©pondre Ă des appels de marge (rappelons que lorsque lâon vend un titre Ă dĂ©couvert, le potentiel de perte est illimitĂ© et votre courtier n’est pas prĂȘt Ă prendre trop de risques : il vous rappelle Ă l’ordre si vos positions sont en trop fortes pertes potentielles. Vous devez alors renflouer votre compte et/ou liquider vos positions pour rĂ©duire le risque).
Lâeuphorie est bien retombĂ©e depuis, mais le titre progresse encore de 35% [+164% au 11 juin] depuis le dĂ©but dâannĂ©e et les positions short (courtes) ont diminuĂ© de plus de moitiĂ©. Ă lâavenir, les shorters vont sans doute y rĂ©flĂ©chir Ă deux fois avant de parier sur la baisse du titre.
Si Dillardâs et GameStop sont tous les deux des acteurs du retail (commerce de dĂ©tail) et si leurs cours ont bĂ©nĂ©ficiĂ© de rachats de short, inutile de prĂ©ciser que leur profil et leur valorisation ne sont en aucun cas comparables. Au dernier pointage (bilan du 31 janvier 2021), Dillardâs avait une VANT (Valeur dâActif Net Tangible) de 65,50$ par action. Le titre sâĂ©change donc sur un ratio prix/VANT de 1,30  alors que lâaction Game Stop se nĂ©gocie actuellement [au 5 mars] sur des multiples dâenviron 30x ses fonds propres (!) Lâeffervescence nâest donc pas encore totalement retombĂ©eâŠ
Ces mouvements complĂ©tement irrationnels et dĂ©connectĂ©s de toute rĂ©alitĂ© Ă©conomique nous rappellent en tout cas une nouvelle fois que les marchĂ©s sont loin dâĂȘtre efficients.
Des marchés fébriles
Ce combat entre David et Goliath peut prĂȘter Ă sourire et il nâa pas manquĂ© de diviser la communautĂ© financiĂšre. Certains ont vu dans le mouvement des wallstreetbets (la communautĂ© des traders « dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s » regroupĂ©s sur un forum reddit) lâĂ©mergence dâun contre-pouvoir face aux gĂ©ants de Wall Street. Une tribu de boursicoteurs amateurs qui parvient Ă faire trembler la finance mondiale, ce nâest pas banal.
Le 27 janvier, alors que le titre GameStop gagnait 135% en clĂŽture, le S&P 500 et le Nasdaq reculaient respectivement de 2,57% et de 2,80% dans des volumes Ă©levĂ©s. Ces baisses brutales sâexpliquent en partie par des ventes forcĂ©es dâinvestisseurs cherchant Ă couvrir leurs positions short, mais elles tĂ©moignent aussi dâune certaine fĂ©brilitĂ© des marchĂ©s.
Les valorisations des sociĂ©tĂ©s amĂ©ricaines, gonflĂ©es Ă lâhĂ©lium Powell, ont atteint des niveaux dĂ©mentiels et on sent bien que la machine est Ă deux doigts de se gripper. Le ratio price-to-book de lâindice S&P 500 est dĂ©sormais supĂ©rieur Ă 4 [dĂ©but mars], bien au-dessus de sa moyenne des 20 derniĂšres annĂ©es de 2,86. Il faut remonter Ă la fin des annĂ©es 2000 pour retrouver un tel niveau de valorisation.
Ratio price-to-book du S&P 500 (2000-2021)
Source : https://ycharts.com
Le ratio price-to-sales nâest pas franchement plus rassurant. Il atteint des sommets avec une capitalisation Ă©gale Ă 2,72x les ventes, un niveau supĂ©rieur de 71% Ă sa moyenne historique.
Ratio price-to-sales du S&P 500 (2000-2021)
Source : https://ycharts.com
Si lâon regarde du cĂŽtĂ© du « Buffett indicator » (cet indicateur favori de lâoracle dâOmaha compare la capitalisation boursiĂšre du marchĂ© amĂ©ricain au PIB du pays), on voit que lâambiance est Ă la fĂȘte Ă©galement. Le ratio sâĂ©lĂšve actuellement [dĂ©but mars] Ă 189%. La capitalisation des sociĂ©tĂ©s amĂ©ricaines reprĂ©sente donc 1,9x le PIB du pays, un niveau encore jamais atteint au cours des derniĂšres dĂ©cennies.
En intĂ©grant les actifs de la FED pour tenir compte des injections massives de liquiditĂ©s sur le marchĂ©, le ratio est de 140%, un niveau toujours trĂšs Ă©levĂ©, proche de celui des annĂ©es 2000 avant lâexplosion de la bulle internet.
« Buffett indicator » 1970-2021
source : https://www.gurufocus.com/stock-market-valuations.php
Une bulle sur le point dâĂ©clater ?
Les messages de mise en garde sur une situation de bulle se sont multipliĂ©s au cours des derniĂšres semaines. DĂ©but janvier, Jeremy Granthan, ex-gĂ©rant et co-fondateur de GMO, un gros hedge fund amĂ©ricain, tirait la sonnette dâalarme1. Grantham est loin dâĂȘtre un perdreau de lâannĂ©e. Il sâest fait une rĂ©putation en prĂ©disant lâĂ©clatement de plusieurs bulles, dont la bulle internet et celle des subprimes.
Son message est clair. Nous serions actuellement dans lâune des plus grosses bulles de lâhistoire, comparable Ă celle des annĂ©es 1929 et 2000, et « au cours desquelles les fortunes se font et se dĂ©font ».
LâaccĂ©lĂ©ration Ă la hausse des marchĂ©s depuis lâĂ©tĂ© dernier (avec un gain de +69% pour le S&P 500 et de +100% pour le Russell 2000 en tout juste 9 mois) est un signe qui ne trompe pas selon lui et qui serait annonciateur dâun Ă©clatement imminent quâil prĂ©dit au plus tard pour la fin du printemps ou le dĂ©but de lâĂ©tĂ©. Cette pĂ©riode coĂŻnciderait avec une large diffusion des vaccins et la fin des mesures sanitaires. Les investisseurs pourraient alors pousser un « ouf » de soulagement pour finalement se rendre compte que lâĂ©conomie est encore en piĂštre Ă©tat, que les aides des banques centrales sont sur le point de prendre fin et que les valorisations sont absurdes.
Grantham nous rappelle toutefois que chercher Ă anticiper prĂ©cisĂ©ment lâĂ©clatement de bulles a souvent conduit Ă des dĂ©ceptions par le passĂ©. Il reconnait lui-mĂȘme avoir eu 3 ans dâavance dans sa prĂ©vision de lâĂ©clatement de la bulle japonaise Ă la fin des annĂ©es 80. De la mĂȘme maniĂšre, Ă la fin de lâannĂ©e 1997, alors que le S&P 500 dĂ©passait son pic prĂ©cĂ©dent de PER (Price Earning Ratio) Ă 21x les profits, Grantham est sorti du marchĂ© amĂ©ricain prĂ©maturĂ©ment. Le S&P 500 a finalement atteint une valorisation de 35x les profits avant que la bulle nâĂ©clate.
Il a en revanche visĂ© juste dans sa prĂ©vision de la fin du marchĂ© haussier de 2008. Il a Ă©galement Ă©tĂ© bien inspirĂ© en repassant Ă lâachat dĂ©but 2009 alors que les marchĂ©s venaient de toucher le fond, mais il reconnait quâil y a eu une grosse part de chance dans ce timing presque parfait.
1Jeremy Grantham – Waiting for the last dance
Conclusion
DroguĂ©s aux flots de dollars, lâexubĂ©rance de « Mr. Market » semble sans limites. De GameStop au bitcoin, en passant par Tesla et les Ă©nergies renouvelables, les exemples de dĂ©connection totale du marchĂ© aux rĂ©alitĂ©s Ă©conomiques ne manquent pas.
Les niveaux de valorisation record atteints par les marchés américains pourraient entraßner un épisode de correction brutal en cas de retour à la moyenne. Comme le souligne Jeremy Grantham :
âThe one reality that you can never change is that a higher-priced asset will produce a lower return than a lower-priced asset.â2
2Sâil y a bien une rĂ©alitĂ© qui ne change jamais, câest que des actifs chĂšrement valorisĂ©s vont gĂ©nĂ©rer des gains moins Ă©levĂ©s que des actifs faiblement valorisĂ©s.
Est-ce que lâĂ©quipe des daubasses sâen inquiĂšte ? Absolument pas. Allons-nous sortir du marchĂ© dans lâattente dâun krach qui pourrait mettre plusieurs mois ou plusieurs annĂ©es avant dâarriver ? Bien sĂ»r que non.
FidĂšles Ă notre stratĂ©gie, nous allons continuer de nous concentrer sur ce que nous comprenons : la valeur patrimoniale des entreprises. Nous ne savons de quoi demain sera fait, mais ce dont nous sommes sĂ»rs aujourdâhui, câest que les sociĂ©tĂ©s du portefeuille daubasses affichent un ratio price-to-book moyen de 0,61 [0,55 au 11 juin]. De notre point de vue dâinvestisseur dans la valeur, ces sociĂ©tĂ©s sont donc bon marchĂ©.
Grantham ne recommande pas non plus de sortir du marchĂ©. Il note que lorsque les bulles sont sur le point dâĂ©clater (câĂ©tait le cas en 1929, en 1972 avec les nifty-fifty et en 2000), il y a de grandes disparitĂ©s de valorisation entre les diffĂ©rentes classes dâactifs, secteurs et entreprises. Les sociĂ©tĂ©s bon marchĂ© et vers lesquelles il faut se tourner sont alors les sociĂ©tĂ©s typiquement value. Le marchĂ© japonais regorge encore de ce type dâopportunitĂ©s ! On lâa vu avec notre achat rĂ©cent [fin fĂ©vrier] de la net-net JAP 8, une sociĂ©tĂ© triple-net qui dĂ©cote fortement sur lâensemble de nos ratios de valorisation.
AprĂšs avoir connu leur pire dĂ©cennie boursiĂšre entre 2009 et 2019, suivie par leur pire annĂ©e en 2020, les sociĂ©tĂ©s value seraient donc celles sur lesquelles il faudrait miser dans les prochains temps dâaprĂšs Grantham. PrĂ©cisons Ă©galement quâil constate aussi une forte sous-Ă©valuation des marchĂ©s Ă©mergents en comparaison au marchĂ© amĂ©ricain. Enfin, il recommande vivement de se tenir Ă lâĂ©cart des actions amĂ©ricaines de croissance. à bon entendeurâŠ