[édito proposé aux abonnés dans la Lettre mensuelle de juillet-août 2021]
Câest kwaa un SPACÂ ?
SPAC est lâacronyme de Special Purpose Acquisition Company, que lâon pourrait traduire par âsociĂ©tĂ© dĂ©diĂ©e Ă une acquisition spĂ©cifiqueâ. Pour faire simple, un groupe dâindividus (les fondateurs) se prĂ©sente sur le marché : « Nous sommes de supers business men, donnez-nous de lâargent et nous allons faire un super deal ! ».
Si les investisseurs se laissent convaincre, ils prennent part Ă lâintroduction en bourse du SPAC et reçoivent en Ă©change de leur espĂšces sonnantes et trĂ©buchantes des parts de ladite sociĂ©tĂ©. Les fondateurs ont alors un dĂ©lai de 2 ans pour trouver une super affaire. Ils retournent ensuite voir les investisseurs et leur disent : « Regardez cette opportunitĂ© incroyable ! De lâor en barre. Votez pour ! ».
Ă ce moment-lĂ , les investisseurs sont libres dâapprouver le deal ou de le rejeter. Sâils votent contre, ils rĂ©cupĂšrent leur argent et perçoivent des intĂ©rĂȘts sur la somme bloquĂ©e pendant x mois au sein du SPAC. Si un nombre suffisant dâinvestisseurs vote en faveur du projet, le SPAC fera lâacquisition de la cible et deviendra une sociĂ©tĂ© cotĂ©e ordinaire.
Objectif affichĂ© : permettre Ă une sociĂ©tĂ© non cotĂ©e dâentrer en bourse plus rapidement et Ă moindre coĂ»t. Bien sĂ»r, les fondateurs du SPAC souhaitent au passage que le plus grand nombre puisse profiter de leurs talents hors pair de chasseur de bonnes affaires.
Mais rien nâest gratuit dans la vie et vous vous doutez bien, cher(e)s abonnĂ©(e)s, que ces vaillants chevaliers ne sont pas lĂ pour faire du philanthropisme.
La magie de Wall Street
Si investir dans un SPAC peut ĂȘtre profitable pour les investisseurs qui dĂ©cident de se retirer avant lâacquisition de la cible (ces derniers rĂ©cupĂšrent lâintĂ©gralitĂ© de leur mise, des intĂ©rĂȘts et parfois mĂȘme des warrants qui auront une valeur si le deal aboutit – il faut bien attirer le chaland), lâaffaire est bien diffĂ©rente pour ceux qui restent actionnaires aprĂšs lâacquisition.
Câest ce quâa mis en lumiĂšre une Ă©tude (1) de Michael Klausner (professeur Ă la trĂšs prestigieuse Stanford University) menĂ©e aux cĂŽtĂ©s de deux de ses confrĂšres.
Lâune des conclusions de lâĂ©tude est que lorsquâun SPAC Ă©met des actions pour environ 10$ et valorise ses actions 10$ lors de lâacquisition de la sociĂ©tĂ© cible, le SPAC mĂ©dian ne dĂ©tient en rĂ©alitĂ© que 6,67$ de liquiditĂ©s par action.
Comment en est-on arrivé là  ?
Il existe trois sources de dilution inhérentes à la structure et au fonctionnement des SPACs.
La premiĂšre est liĂ©e Ă nos trĂšs chers fondateurs qui nâont pas oubliĂ© de prendre leur part du gĂąteau en sâattribuant automatiquement (et gratuitement bien entendu) des actions Ă hauteur de 25% des fonds levĂ©s lors de lâintroduction en bourse du SPAC.
La deuxiĂšme source de dilution est liĂ©e Ă la possibilitĂ© des investisseurs de rĂ©cupĂ©rer leurs billes avant le dĂ©nouement de lâopĂ©ration. Comme nous vous le disions, les investisseurs qui le souhaitent peuvent renoncer Ă leurs actions avant lâacquisition de la cible et rĂ©cupĂ©rer lâintĂ©gralitĂ© de leurs fonds. Mais ce nâest pas tout, ils rĂ©cupĂšrent Ă©galement des intĂ©rĂȘts et des warrants et tout ça a bien sĂ»r un prix.
Enfin, au moment de leur introduction sur le marchĂ©, les SPACs paient des frais (qui vont directement et irrĂ©mĂ©diablement dans la poche de M. Le Banquier) basĂ©s sur le montant total des fonds levĂ©s. Or, une part trĂšs importante de ces fonds devra ĂȘtre retournĂ©e aux actionnaires qui feront le choix de voter contre le projet dâacquisition.
Cet exemple tirĂ© de lâĂ©tude de Klausner illustre bien la dilution massive que subissent les investisseurs :
Supposons un SPAC qui vend 80 actions au public et donne 20 actions aux fondateurs. Ainsi, 80% des actions sont couvertes par du cash et 20% ne le sont pas. Si 50% des 80 actions vendues auprĂšs du public sont finalement rachetĂ©es (en rĂ©alitĂ©, câest souvent plus), les 20 actions des fondateurs reprĂ©senteront 50% des 40 actions entre les mains du public ! Il restera alors 60 actions, dont 40 seulement seront couvertes par du cash (67%).
La magie de Wall Street. Câest formidable !
(1)Â A Sober Look at SPACs â Michael Klausner, Michael Ohlrogge, Emily Ruan (04/2021)
De lâor en barre
On aurait pu sâarrĂȘter lĂ et conclure cet Ă©dito Ă charge contre lâingĂ©nierie financiĂšre de Wall Street. Ă ce stade, vous ĂȘtes peut-ĂȘtre dĂ©jĂ convaincu que tenter de surfer sur la mode des SPACs nâest sans doute pas la meilleure idĂ©e du monde pour devenir millionnaire / milliardaire.
Mais en poursuivant nos recherches, nous sommes tombĂ©s sur cet article plutĂŽt croustillant du journal Bloomberg datĂ© du 23 juin intitulĂ© The Spac Man Method: Inside The Billionaire Rush for Riches2 et vous allez voir quâen matiĂšre de tour de passe-passe pour sâen mettre plein les poches, certains ne sont jamais Ă court dâidĂ©e.
Lâarticle rĂ©vĂšle que trois cadors de Wall Street (rappelez-vous, nos braves chevaliers) auraient usĂ© de mĂ©thodes « un peu limites » pour se faire de lâargent sur le dos des investisseurs grĂące Ă leur SPAC. Vous y croyez vous ?
Parmi eux, Howard Lutnick a dit Ă de potentiels investisseurs quâil pouvait trouver un moyen subtil pour encourager des analystes Ă raconter une belle histoire sur sa cible.
Un autre « SPAC man », Michael Klein, nâa pas hĂ©sitĂ© Ă recourir aux services de sa propre sociĂ©tĂ© financiĂšre (dont on imagine quâelle a Ă©tĂ© grassement rĂ©munĂ©rĂ©e) pour conseiller son SPAC.
Et lorsque Tilman Fertitta est parti Ă la recherche dâune sociĂ©tĂ© Ă acquĂ©rir pour son SPAC, on ne peut pas dire quâil ait fait preuve de beaucoup dâimagination. Ce brave Tilman a jetĂ© son dĂ©volu sur une branche de sa propre chaine dâhĂŽtels de luxe et de casinos Golden Nugget. On ne vous prend pas pour du poulet ! De lâor en barre, on vous lâavait dit ! Cerise sur le gĂąteau, le SPAC a promis de rembourser la dette de Golden Nugget(sur le dos des actionnaires du SPAC – remboursement qui profitait au passage Ă lâun de ses partenairesâŠ).
Pile je gagne, face tu perds. Ahhh, la magie de Wall Street.
2The Spac Man Method: Inside The Billionaire Rush for Riches (Bloomberg, juin 2021) â article rĂ©servĂ© aux abonnĂ©s
Oui mais aprÚs ?
Eh bien aprĂšs le tableau nâest pas franchement glorieux non plus. LâĂ©tude de Klausner rĂ©vĂšle que la performance des SPACs post-fusion sur la pĂ©riode 2019-2020 a Ă©tĂ© particuliĂšrement dĂ©cevante, pour ne pas dire dĂ©sastreuse.
Le tableau ci-dessous montre la performance absolue ainsi que la performance relative par rapport Ă lâindice IPO (un indice des sociĂ©tĂ©s nouvellement introduites sur le marchĂ©) et par rapport Ă lâindice Russell 2000 (un indice amĂ©ricain composĂ© de 2000 petites capitalisations).
Une distinction a par ailleurs Ă©tĂ© faite suivant la « qualité » des fondateurs. Les HQ sponsors, la crĂšme de la crĂšme de nos SPAC men, ont fait lâobjet dâun suivi distinct.
La performance globale moyenne est de -2,9% (mĂ©diane de -14,5%) 3 mois aprĂšs la fusion. Au bout de 6 mois on note une performance moyenne de -12,3% (mĂ©diane de -23,8%). AprĂšs 12 mois (pour les SPACs qui ont survĂ©cu jusque-lĂ ), la situation sâest encore dĂ©gradĂ©e avec un retour moyen de -34,9% (mĂ©diane de -65,3%). Aie.
AprĂšs une annĂ©e dâexistence, un SPAC sur deux affiche une performance infĂ©rieure Ă -65,3%. Pour nos HQ sponsor, câest un peu mieux mais la performance moyenne reste nĂ©gative (-6,0%) et la mĂ©diane est de -34,6%.
La comparaison avec lâindice IPO nâest pas beaucoup plus flatteuse (le choix de cet indice est intĂ©ressant puisque lâobjectif premier dâun SPAC est de ne pas passer par la case IPO), ni celle avec le Russell 2000.
On pourrait se dire que la pĂ©riode Ă©tudiĂ©e est un peu courte pour tirer des conclusions, sauf que Klausner est remontĂ© jusquâĂ 2010 pour avoir une vision plus large et le constat est tout aussi accablant.
 Il nây a pas eu une seule annĂ©e oĂč les SPACs ont mieux performĂ© que le Russell 2000. MĂȘme lors de la meilleure annĂ©e (2010), les SPACs ont sous-performĂ© lâindice de plus de 10% et il y a eu de nombreuses annĂ©es avec une sous-performance de plus de 50% .
Retour annuel moyen par rapport Ă lâindice Russell 2000 (2010-2019)
Bulle, bulle, bulleâŠ
Mais alors, comment expliquer un tel engouement ? AprĂšs une annĂ©e 2020 record avec 248 introductions en bourse de SPACs (câest plus que pour la pĂ©riode de 11 ans de 2008 Ă 2019 !), on a dĂ©nombrĂ© 300 nouveaux SPACs aux Ătats-Unis sur le seul premier trimestre de lâannĂ©e 2021 ! Ces chiffres ont de quoi surprendre quand on a connaissance des « performances » passĂ©es de ces vĂ©hicules d’investissements.
Nombre de mise sur le marché de SPACs et montant moyen des fonds levés
Source : visualcapitalist.com
Le tapage mĂ©diatique, les rĂ©seaux sociaux (reddit, âŠ) et un marchĂ© inondĂ© comme jamais dâargent gratuit ont jouĂ© un rĂŽle manifeste dans la formation de cette bulle.
Les SPACs font Ă©galement les affaires de leurs fondateurs et des banques dâinvestissement qui encaissent de jolies commissions au passage. Les uns comme les autres ont donc tout intĂ©rĂȘt Ă surfer sur la vague tant que les pigeons investisseurs rĂ©pondent prĂ©sents.
LâĂ©tude de Klausner rĂ©vĂšle que lancer un SPAC est une activitĂ© extrĂȘmement juteuse pour les fondateurs. Leur retour sur investissement est de⊠tenez-vous bien (!) +393% en moyenne 3 mois aprĂšs la fusion (mĂ©diane de +202%). Certains ont mĂȘme vu leur investissement gagner plus de 1000%. Le retour moyen est moins impressionnant 12 mois aprĂšs la fusion, mais reste tout de mĂȘme trĂšs allĂ©chant : +187% avec une mĂ©diane de +32%.
Oui, +187% en moyenne, soit un investissement multipliĂ© par 2,87x en un an quand les actionnaires perdent en moyenne 34,9% de leur investissement sur la mĂȘme pĂ©riode⊠Belle asymĂ©trie des gains et risques entre vendeurs (fondateurs) et acheteurs (investisseurs). AlĂ©a moral au niveau maximal.
Retour sur investissement pour les fondateurs 3 mois aprĂšs la fusion
On comprend mieux pourquoi les SPACs fleurissent Ă tout bout de champ ces derniers mois. Sur le 1ertrimestre 2021, les introductions en bourse de SPAC ont permis de lever prĂšs de 100 milliards de dollars, soit plus que lâensemble des sommes levĂ©es lâan dernier. Ă titre de comparaison, les fonds levĂ©s par les introductions en bourse en Europe ont reprĂ©sentĂ© 20,3 milliards dâeuros en 20203. Sur un seul trimestre, les SPACs ont donc permis de lever 5x plus dâargent que lâensemble des sociĂ©tĂ©s introduites en bourse en Europe en 2020⊠Impressionnant.
Les « investisseurs » qui se ruent sur ces produits financiers imaginent visiblement faire une bonne affaire. Ils pensent souvent que les coĂ»ts sont faibles en comparaison Ă une introduction en bourse classique et que ce sont les actionnaires de la cible qui vont supporter les frais de lâopĂ©ration. Dâautres boivent les belles paroles de professionnels aguerris qui leur assurent avoir trouvĂ© le futur Google ou Amazon.
 Deux exemples éloquents
Allez, deux exemples pour vous faire rĂȘver. Churchill Capital IV (CCIV) est le 4Ăšme SPAC de notre trĂšs cher Michael Klein avec qui vous ĂȘtes dĂ©sormais familier. Câest Ă©galement le 2Ăšme plus gros SPAC derriĂšre celui de Bill Ackman, Pershing Square Tontine Capital.
Mi-fĂ©vrier, CCIV a annoncĂ© sa fusion avec le fabricant de vĂ©hicules Ă©lectriques Lucid Motors. Les rumeurs prĂ©cĂ©dant lâannonce ont provoquĂ© une hystĂ©rie sur le titre qui a flirtĂ© avec les 65$, valorisant le SPAC et sa cible Ă plus de 55 milliards de dollars. Câest plus que Ford Motor qui a vendu plus de 4 millions de vĂ©hicules en 2020âŠ
Depuis câest la douche froide avec une baisse du titre de prĂšs de 60%. Il semblerait par ailleurs que notre ami Michael Klein nâait pas Ă©tĂ© dâune transparence irrĂ©prochable lors de sa petite campagne de promotion pour son SPAC.
On apprend en effet dans un article du 27 juin4 quâune action collective a Ă©tĂ© lancĂ©e contre le SPAC. Il est reprochĂ© Ă ses reprĂ©sentants dâavoir dissimulĂ© des informations et dâavoir fait de fausses dĂ©clarations. Ils auraient ainsi omis de prĂ©ciser que Lucid Motors nâĂ©tait pas prĂȘt Ă dĂ©marrer ses livraisons dâici le printemps 2021 et que la production 2021 Ă©tait attendu Ă 557 vĂ©hicules et non les 6000 vantĂ©s lors de lâopĂ©ration de communication du SPAC⊠Un dĂ©tail sans doute.
DeuxiĂšme exemple emblĂ©matique. Souvenez-vous, il y un an nous vous parlions des dĂ©boires du Softbank vision fund qui avait dĂ» dĂ©prĂ©cier massivement sa participation dans WeWork (-> la fin de lâinvestissement value !). WeWork avait levĂ© des fonds auprĂšs de Softbank en 2018 sur la base dâune valorisation de 47 milliards de dollars.
AprĂšs un projet dâintroduction en bourse qui a complĂ©tement capotĂ© en 2019, il semblerait que WeWork ait fini par trouver son salut. HĂ© oui, vous lâavez devinĂ©, WeWork a consenti Ă se faire racheter par un SPAC ! Petite prĂ©cision quand mĂȘme, la transaction devrait se faire sur la base dâune valeur dâentreprise de 9 milliards de dollars5, soit un cinquiĂšme du montant que lâentreprise espĂ©rait en 2019⊠Pas une si mauvaise affaire les SPAC finalementâŠÂ !?
5TradingSat – Ses ambitions depuis longtemps Ă©vanouies, WeWork se vend 9 milliards Ă une SPAC
Conclusion
Vous lâaurez compris, cher(e)s abonnĂ©(e)s, un SPAC nâest quâune coquille vide, un chĂšque en blanc, un beau discours dâun vendeur de rĂȘve en costume tirĂ© Ă 4 Ă©pingles qui vous promet de changer lâeau en vin.
La spĂ©culation autour des SPACs est dans la lignĂ©e de celle observĂ©e sur les « meme stocks » (on vous renvoie vers notre Ă©dito du mois de mars) et on ne peut que vous inciter Ă la plus grande prudence concernant ce type dâinvestissement.
Nos deux acolytes Buffett et Munger ne mùchent pas non plus leurs mots au sujet des SPACs6. Pour Buffett, de la pure spéculation. Pour Munger, une honte.
Buffett souligne que le dĂ©lai de 2 ans imparti pour trouver une cible ne peut que conduire Ă faire de mauvaises affaires. Voyant lâĂ©chĂ©ance des deux ans approcher, le fondateur dâun SPAC aura tout intĂ©rĂȘt Ă accepter un deal quel quâen soit le prix (ce nâest pas son argent !) plutĂŽt que de devoir renoncer Ă son SPAC et Ă la promesse dâun joli pactole. En matiĂšre dâalignement dâintĂ©rĂȘts on peut difficilement faire pireâŠ
Il y a actuellement des centaines de SPACs sur le marchĂ© en recherche dâune sociĂ©tĂ© Ă acquĂ©rir. La nĂ©cessitĂ© pour les fondateurs de trouver une cible a tout prix pourrait bien entretenir un Ă©tat de surchauffe sur les marchĂ©s pendant encore quelques mois.
6Warren Buffett on the impact of the surge of SPACs: âItâs a killerâ