Profitez des excès de Mr Market ! 😱

[édito proposé à nos abonnés dans la lettre mensuelle de juillet]

Le marché parisien a été chahuté en juin. L’indice CAC 40 a reculé de -6,4% et l’indice CAC Mid & Small de -12,0%. L’annonce inattendue de la dissolution de l’Assemblée Nationale par Emmanuel Macron a fait craindre l’arrivée au pouvoir d’un parti des extrêmes. Le marché ayant horreur de l’inconnu, la sanction a été immédiate et brutale.

Voir des gains, parfois accumulés depuis plusieurs mois ou plusieurs années, partir en fumée en quelques jours est douloureux. L’être humain est sujet à un biais d’aversion à la perte (cf. notre dernier article sur la finance comportementale), ce qui rend la souffrance encore plus grande. Dans de telles circonstances, rester les bras croisés relève presque d’une mission impossible.

Chacun y va de son petit commentaire et il devient difficile ne pas se laisser influencer par le bruit ambiant. Notre cerveau n’aime pas l’incertitude et cherche à se rassurer en imaginant différents scénarios.

De notre côté, on préfère ne pas se prêter au jeu hasardeux des pronostics. Comme nous le répétons souvent, nous n’avons pas de talents divinatoires ! En revanche, le moment nous a semblé idéal pour se replonger dans les écrits de Benjamin Graham, le père de l’investissement value.

Dans le chapitre 8 du best-seller « L’investisseur intelligent », Graham partage sa vision concernant les humeurs et les fluctuations du marché. La 1ère édition de cette bible de l’investissement est parue en 1949, mais le message de Graham n’a pas pris une ride. 

“The way of timing and the way of pricing

Graham rappelle que le marché est naturellement sujet à des fluctuations. Le prix des actions monte et descend en réponse à divers facteurs, souvent de manière imprévisible et irrationnelle. Il existe deux manières de profiter de ces fluctuations : le timing et la valorisation.

Par timing, on entend la tentative d’anticiper l’évolution du marché. Il s’agit d’acheter ou de conserver ses actions lorsque l’on pense que le marché va monter et de vendre ou du moins de ne plus acheter lorsque l’on anticipe une baisse. L’autre voie, celle de la valorisation, consiste à acheter lorsque le prix de l’action est inférieur à sa valeur intrinsèque et à vendre lorsqu’il est supérieur à celle-ci. Pour Graham, si un investisseur cherche avant tout à prédire le sens du vent, il finira par devenir un spéculateur et obtiendra des résultats en conséquence.

Les investisseurs sont inondés d’informations et de prévisions au quotidien et il est difficile de ne pas y prêter attention. Nous sommes souvent convaincus que nous devons nous forger une opinion sur l’évolution future du marché. Le problème est que l’on se retrouve en concurrence avec des tas de gens très brillants et il est illusoire de croire que l’investisseur moyen peut gagner de l’argent grâce à des prévisions.

“Buy-Low–Sell-High Approach”

Convaincu qu’un investisseur lambda ne peut pas prédire avec succès l’évolution du marché, Graham s’est demandé s’il est possible de profiter des mouvements du marché après qu’ils ont eu lieu. C’est-à-dire acheter après une baisse majeure et vendre après un rallye haussier.

Pour cela, Graham a étudié les cycles de marché entre 1897 et 1949. Sur cette période, il y a eu 11 cycles complets, du plus bas d’un marché baissier au plus haut d’un marché haussier et de retour à un plus bas de marché baissier. Six ont duré moins de 4 ans, quatre ont duré 6 ou 7 ans et un a duré 11 ans (de 1921 à 1932). Lors des périodes haussières, le marché a progressé de +44% à +500%, le plus souvent dans une fourchette comprise entre +50% et +100%. Lors des périodes baissières, le marché a reculé de -24% à -89%, le plus souvent dans une fourchette comprise entre -40% et -50%.

Tous les marchés haussiers avaient plusieurs caractéristiques communes :

– un niveau de prix historiquement élevé

– des PER (price-earnings ratio) élevés

– un faible rendement du dividende comparé au rendement des obligations

– des achats spéculatifs avec du levier

– de nombreuses émissions d’actions nouvelles de sociétés de mauvaise qualité

Fort de ces observations, on aurait pu penser qu’un investisseur « intelligent » pouvait identifier les phases de marchés haussières et baissières et ainsi acheter et vendre aux meilleurs moments. C’est ainsi que de nombreuses méthodes ont vu le jour pour déterminer des niveaux d’achat et de vente en fonction de critères de valorisation et/ou de pourcentage d’évolution des prix. Ces modèles n’ont évidemment pas tenu leurs promesses. Les grands marchés haussiers du 20ème siècle (années 20, années 50 et années 90) ont largement déjoué leurs pronostics. Il n’y pas de martingale en bourse. Plus un modèle est accepté, plus sa fiabilité tend à diminuer puisque sa popularité a une influence sur le comportement du marché ce qui réduit à long terme les possibilités d’en tirer parti.

Graham considère qu’il est inutile et irréaliste d’attendre un marché baissier pour commencer à acheter des actions. Il recommande en revanche de faire varier la proportion d’actions et d’obligations, si l’investisseur a fait ce choix d’allocation de capital, en fonction de l’évolution du marché. Le mieux selon lui est de définir à l’avance la part d’actions et d’obligations dans son portefeuille et d’effectuer des rééquilibrages mécaniques. Cela permet de ne pas se poser de questions et de ne pas être victime des biais cognitifs auxquels les investisseurs sont inévitablement confrontés.

Prenons un exemple. Votre allocation cible est 60% actions / 40% obligations (ou monétaire). La baisse du marché action conduit à un recul de la part des actions dans votre portefeuille à 55%. Dans ce cas, vous vendez 5% d’obligations et achetez 5% d’actions pour revenir à votre allocation cible 60/40. À l’inverse, si le marché monte de sorte que la part des actions dans votre portefeuille atteint 65%, vous vendez 5% de vos actions et achetez 5% d’obligation.

Valeur intrinsèque vs valeur de marché

Un investisseur en actions a une double casquette. D’une part, sa position est semblable à celle d’un actionnaire minoritaire dans une entreprise privée. Ici, ses résultats sont entièrement dépendants des profits de l’entreprise ou d’un changement dans la valeur de ses actifs. Un investisseur détermine généralement la valeur d’un tel business en calculant la part de son actif net tel que présenté dans le dernier bilan. D’autre part, l’investisseur en actions est détenteur d’un titre de propriété qui peut être cédé à tout moment à un prix qui varie en permanence et souvent très éloigné de la valeur présentée au bilan.

Graham pointe du doigt une contradiction intrinsèque au fonctionnement du marché. Plus une société a de bons résultats et présente des perspectives prometteuses, plus le cours de bourse va être décorrélé de la valeur comptable. Mais plus le cours s’éloigne de la valeur comptable, plus il devient difficile d’estimer la valeur intrinsèque et plus celle-ci devient dépendante de l’humeur du marché. Ainsi, assez paradoxalement, mieux une société se porte, plus son cours de bourse risque d’être volatil ce qui signifie que les sociétés les plus qualitatives sont aussi, selon Graham, les plus spéculatives dans la mesure où leur cours de bourse est souvent erratique.

Graham recommande ainsi à l’investisseur conservateur de concentrer ses investissements sur des sociétés dont le cours est inférieur à 1,33x la valeur de l’actif net tangible (VANT). Il associe à ce critère un faible PER, une situation financière solide et la perspective que les résultats vont au moins se maintenir dans le futur.

Un investisseur avec un portefeuille d’actions répondant à ces critères peut plus facilement prendre de la distance par rapport aux fluctuations du marché qu’un investisseur qui a payé de gros multiples sur la base des résultats ou des actifs tangibles. Tant que la capacité bénéficiaire des entreprises qu’il détient se maintient, l’investisseur peut ignorer les exubérances du marché, voire en profiter pour acheter bas et vendre haut.

L’exemple d’A&P

L’exemple d’A&P présenté par Graham est riche en enseignement. The Great Atlantic and Pacific Tea Company, plus connu sous les initiales A&P, était une chaine de supermarchés à travers les États-Unis et le Canada jusqu’à 2015.

Le titre a été introduit sur le marché américain en 1929. Le cours de l’action est monté jusqu’à 494$ lors de cette 1ère année de cotation. En 1932, l’action avait reculé à 104$. Les résultats de l’entreprise étaient pourtant dans la lignée de ceux des années précédentes. En 1936, l’action s’est échangée entre 111$ et 131$, puis elle s’est effondrée à 36$ lors de la récession et du marché baissier de 1938.

À ce niveau de cours, la valorisation était exceptionnellement basse. La capitalisation de l’entreprise était de 126 millions $, alors que l’entreprise détenait 85 millions $ de trésorerie et un actif net courant de 134 millions $. A&P était alors la plus grande entreprise de distribution aux États-Unis, voire dans le monde, avec un historique de bénéfices impressionnant. Néanmoins, le marché considérait que la société valait moins que son actif net courant. Pour quelles raisons ? Premièrement, un risque d’une nouvelle taxe sur les chaînes de magasins, deuxièmement parce que les résultats avaient reculé par rapport à l’année précédente, et troisièmement car le marché était déprimé. La première des raisons était finalement sans fondement et les deux autres sont des exemples typiques d’influences temporaires.

Imaginons que l’investisseur a acheté l’action en 1937 à 12x les profits, soit 80$. En 1939, le cours de l’action a atteint 117,5$, soit 3x le plus bas de 1938. Dans les années suivantes, le cours a progressé jusqu’à atteindre 705$ en 1961. La société s’échangeait alors à 30x ses profits contre 23x pour l’indice Dow Jones. Un tel multiple impliquait des perspectives très optimistes de croissance pour les années à venir. Finalement, il n’en fut rien. Les résultats ont baissé. Le cours de l’action a dévissé à 340$ l’année suivante. Après un parcours erratique, le cours est retombé à 215$ en 1970 et 180$ en 1972, année où la société a publié une perte comptable pour la 1ère fois de son histoire.

L’histoire d’A&P montre à quel point une entreprise, pourtant bien établie, peut subir de nombreuses vicissitudes au cours d’une seule génération. Elle montre également les excès d’optimisme et de pessimisme dans la manière dont le marché valorise une société. En 1938, le business était offert et personne n’en voulait. En 1961, le marché s’arrachait l’action pourtant chèrement valorisée.

Il y a deux leçons à tirer de cet exemple. La première est que le marché se trompe souvent et qu’il est parfois possible pour un investisseur alerte et courageux de profiter de ses erreurs patentes. La deuxième est que la plupart des entreprises voient leur profil et leurs fondamentaux changer avec le temps, parfois pour le meilleur, mais certainement plus souvent pour le pire.

Morale de l’histoire. Si on vous fait miroiter qu’une action va composer à 20% sur les 40 prochaines années car elle dispose d’un incroyable avantage concurrentiel et que l’on peut donc l’acheter à n’importe quel prix, mieux vaut passer votre chemin.   

Profitez des humeurs de Mr Market !

L’investisseur en actions bénéficie d’un énorme avantage. Il peut profiter de la volatilité des marchés pour acheter et vendre, mais le plus souvent il n’est jamais contraint de le faire.

Imaginez que vous ayez acquis des parts d’une entreprise privée pour 10 000€. L’un de vos associés, Mr Market, vous dit chaque jour combien il pense que vos parts valent et vous propose de vous racheter une partie de vos parts ou de vous vendre des parts supplémentaires sur la base de ce prix. Parfois, le prix qu’il vous propose semble acceptable et justifié par les perspectives de l’entreprise. D’autre fois en revanche, Mr Market se laisse emporté par son enthousiasme ou ses craintes et vous propose un prix grotesque.

Si vous êtes un homme d’affaires avisé, allez-vous céder aux propositions quotidiennes de Mr Market ? Oui, si vous êtes d’accord avec son estimation de la valeur et si vous souhaitez faire affaire avec lui. Vous pourrez vous réjouir de de lui vendre des parts lorsqu’il vous propose un prix excessivement élevé et de lui acheter des parts lorsque le prix proposé est ridiculement bas. Le reste du temps, il sera préférable d’ignorer Mr Market et d’établir votre propre estimation de la valeur de vos parts sur la base des résultats et de la situation financière de l’entreprise.

N’oublions jamais que la volatilité est l’ami de l’investisseur et certainement pas son ennemi. La variation du cours des actions est le résultat des émotions, des estimations et souvent des surréactions du marché. À vous d’en tirer parti !

Conclusion

Un investisseur doit s’attendre à des variations importantes du prix de ses actions et il ne doit pas trop se préoccuper d’une baisse importante, ni s’enthousiasmer après une hausse significative. Il doit toujours avoir en tête que la liquidité offerte par le marché est à sa disposition, mais qu’il doit librement choisir d’en tirer parti ou au contraire l’ignorer.

Facile à dire nous direz-vous. Dans l’univers des petites capitalisations, les mouvements sont en plus exacerbés du fait d’un manque de liquidité. On l’a vu sur des titres comme [société masquée], [société masquée] ou encore [société masquée]. Le cours de ces actions a dégringolé d’une vingtaine de pour cent en quelques jours. [Société masquée] a même corrigé de 35% entre son plus haut du 7 juin et son plus bas du 26 juin. Pourtant, fondamentalement rien n’a changé en 15 jours.

Ces 3 sociétés affichent des fondamentaux solides. Leur situation financière est saine et leur actionnariat familial réalise un travail remarquable depuis de nombreuses années. Le marché ne s’est-il pas un peu emballé ?

Nous sommes bien sûr dans un contexte politique inédit et incertain, mais aujourd’hui qui peut sérieusement prévoir l’impact qu’aura la politique du futur gouvernement sur les résultats de ces entreprises ? Qui peut croire également que ces sociétés familiales qui sont là depuis plusieurs générations et qui ont déjà traversé des crises majeures ne vont pas s’adapter à la nouvelle donne politique et économique ?

Remettons-nous dans la peau de notre investisseur privé. Vous êtes l’associé majoritaire de l’entreprise J. Metals. Au 31 mars 2024, votre société dispose d’un stock d’une valeur de 624 millions € (on parle d’acier, il y a peu de risque d’obsolescence), de créances clients pour 270 millions € (plus de 60 000 clients) et affiche en face une dette financière nette de 167 millions €, ainsi que des dettes fournisseurs pour 275 millions € (les autres actifs et passifs se compensent à peu de choses près et ne sont pas matériels). Votre société détient également des biens immobiliers acquis pour une valeur de 250 millions €. Au total, la valeur nette des actifs de votre entreprise peut être estimée à :

624 + 270 + 250 – 167 – 275 = 702 millions €

Mr Market sonne à votre porte et vous propose de racheter vos parts sur la base d’une valeur de 330 millions €. La situation politique en France est extrêmement tendue, mais vous connaissez votre entreprise. Vous savez qu’elle réalise 90% de son chiffre d’affaires à l’export et que malgré le caractère cyclique de son activité elle a toujours été bénéficiaire au cours des 10 dernières années. Allez-vous songer à céder vos parts à Mr Market à la moitié de leur valeur intrinsèque ?

L’autre manière de voir les choses consiste à :

– deviner quels vont être les membres du futur gouvernement français

– deviner quel programme va faire consensus et quelles mesures seront adoptées

– estimer l’impact de ces mesures sur les résultats de l’entreprise J. Metals

– prévoir la réponse stratégique de l’entreprise à ces mesures

– estimer l’impact sur les résultats de la nouvelle stratégie

– prévoir l’évolution du paysage politique français dans 1 an (nouvelle dissolution ?), dans 3 ans, etc…

– en déduire que le prix d’achat proposé par Mr Market est une aubaine, ou non

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