[édito proposé aux abonnés dans la Lettre mensuelle de mars 2022]
L’actualité des dernières semaines a été dominée par la guerre en Ukraine. Ces événements sont bien sûr très tristes et nous touchent toutes et tous.
Nous n’allons pas commenter cette actualité. Nous ne sommes pas des spécialistes en géopolitique et l’information abonde déjà suffisamment. Pas la peine d’en rajouter.
Ce conflit armé a plongé les marchés dans une période de fortes incertitudes. Les indices ont reculé de manière brutale, alors que les valeurs refuges (or, franc suisse, yen, …) ont retrouvé l’attrait des investisseurs.
Si vous nous lisez depuis un certain temps, vous savez que nos choix d’investissement ne sont pas dictés par des événements d’ordre géopolitiques ou macro-économiques. Nous n’allons pas déroger à cette règle. Nous restons convaincus (i) qu’il est très difficile de prévoir les évolutions macro-économiques, y-compris pour des experts et (ii), quand bien même nous aurions des talents divinatoires, prendre les bonnes décisions d’investissement en fonction de ces anticipations n’en serait pas moins une mince affaire.
Dans ces temps troublés, il nous paraît en revanche utile d’aborder à nouveau le sujet de la psychologie de l’investisseur. On sait que les émotions jouent un rôle fondamental dans la gestion d’un portefeuille boursier et il nous a semblé pertinent de s’interroger sur ce qui devait conduire un investisseur à céder une position.
Nous nous sommes inspirés pour cet édito du dernier mémo d’Howard Marks. Howard Marks est le co-fondateur et co-dirigeant d’Oaktree Capital, un fond américain créé en 1995 qui gère aujourd’hui plus de 160 milliards de dollars d’actifs.
Les mémos d’Howard Marks sont scrutés par la communauté financière. Warren Buffett a dit à son sujet : « Lorsqu’il y a un mémo d’Howard Marks dans ma boite mail, c’est la première chose que je vais m’empresser de lire. J’apprends toujours quelque chose, et c’est encore plus vrai avec ses livres. »
Marks se focalise sur la gestion du risque et insiste sur l’idée que les investisseurs devraient mettre en place une stratégie en fonction de leur situation personnelle et se demander s’ils sont plus inquiets à l’idée de perdre de l’argent ou à celle de manquer une opportunité d’investissement.
Dans son mémo de janvier, il s’interroge sur les raisons qui poussent les investisseurs à vendre et sur leurtiming. Il part du constat que beaucoup d’entre eux vendent pour deux raisons principales : parce qu’ils sont en plus-value ou parce qu’ils sont en moins-value. Cela peut sembler très terre à terre, mais cela reflète le comportement de beaucoup d’investisseurs.
Pour illustrer son propos, il cite l’exemple d’Amazon, un 560-bagger (cours multiplié par 560x) depuis son introduction en bourse.
Tout le monde aurait aimé acheter Amazon à 5$ en 1998, mais qui aurait conservé sa position à 85$ en 1999, alors que le titre était un 17-bagger en moins de 2 ans ? Qui parmi ceux qui auraient gardé leurs actions, n’auraient pas paniqué en 2001 lorsque le titre s’est effondré de 93% à 6$ ? Et qui n’aurait pas vendu en 2015 à 600$, après que le cours avait été multiplié par 100x par rapport au plus bas de 2001 ?
Lorsque l’on détient un titre qui a le potentiel de décupler grâce à la magie des intérêts composés, le plus dur est d’être patient et de ne pas céder à la tentation de vendre ses actions (cf. notre article sur le coffee can). La plupart des investisseurs sont en effet souvent enclin à vendre à cause d’une actualité récente, de leurs émotions, du fait qu’ils ont gagné beaucoup d’argent sur le moment ou encore en raison de l’excitation à l’idée d’acheter à la place le dernier titre en vogue. Autant de mauvaises raisons de passer à l’action…
Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ?
« Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. L’un est sûr, l’autre ne l’est pas. »
Ce proverbe est-il de bon conseil en matière d’investissement ? Est-il préférable de vendre une position pour s’assurer un gain certain ou au contraire faut-il attendre et prendre le risque de voir celui-ci s’évaporer ?
D’après Marks, beaucoup d’investisseurs vendent une position car ils ont peur de voir leur plus-value s’envoler. Et c’est avant tout la psychologie humaine, sujet que nous avons souvent abordé sur le blog, qui les pousse à agir de la sorte.
N’oublions pas que derrière chaque investisseur, chaque décision d’investissement, il y a toujours un Homme. Et l’être humain s’efforce au maximum d’éviter les sentiments négatifs, tels que le regret ou la gêne. Qu’est-ce qui peut être plus gênant pour un investisseur que de voir un gros gain partir en fumée (d’autant plus si ce gain a été partagé publiquement) ?
Pour un professionnel, ce n’est pas facile non plus d’aller expliquer à ses clients que leurs avoirs se sont réduits comme peau de chagrin. L’emblématique Cathie Wood a dû en faire l’amère expérience dernièrement. Son fond Ark Innovation qui investit dans les « innovations disruptives » (avec notamment une très grosse position sur Tesla) a perdu plus de la moitié de sa valeur sur 1 an… No comment.
Vouloir sécuriser ses gains pour éviter ce genre de déconvenues est humain. Et ce d’autant plus que l’on ressent beaucoup plus de douleur face à une perte que de joie face à un gain (biais d’aversion à la perte). Pour autant, vendre une position uniquement en raison d’une plus-value importante n’a pas de sens.
Et c’est encore pire de vendre une action simplement car elle est en moins-value. Là aussi, la psychologie humaine œuvre pour nous faire douter de nos choix :
« Il faut être vraiment idiot pour conserver une position dont le cours a perdu 50%. Tout le monde sait qu’une telle baisse ne présage rien de bon…»
Contrairement au dicton « buy low, sell high »1, cette petite voix insidieuse peut nous conduire à vendre à un cours déjà profondément déprimé, ne faisant qu’accentuer la baisse du cours et les excès du marché.
1 Acheter « peu cher » et vendre « cher »
Cette erreur explique aussi pourquoi les particuliers qui investissent dans des fonds vont en moyenne avoir une performance inférieure aux fonds en question. Ils sont souvent enclins à vendre les fonds qui ont le moins bien performé (manquant au passage leur potentielle recovery) pour se tourner vers ceux qui ont le mieux performé (en prenant le risque de participer à leur retour sur terre bien moins glorieux…).
Comme le rappelle Howard Marks, pour tirer son épingle du jeu sur les marchés, il faut savoir profiter des erreurs faites par les autres participants. Vendre une position uniquement car elle est en moins-value est une erreur qui peut coûter cher et offrir par la même occasion une belle opportunité aux acheteurs.
Vendre un titre, un choix avant tout relatif
La peur de faire une erreur, d’éprouver du regret ou de paraître idiot ne sont pas de bonnes raisons pour vendre. Ce qui importe avant tout, ce sont les perspectives de l’entreprise et elles ne peuvent être évaluées qu’à partir d’un travail rigoureux d’analyse.
Le choix de vendre doit aussi être envisagé de manière relative. Le vente d’un titre ne peut pas se faire de manière isolée, car si vous vendez vous allez devoir vous poser de nouvelles questions. Qu’allez-vous faire des liquidités encaissées ? Avez-vous en tête une idée d’investissement avec des perspectives plus prometteuses ? Ou si vous conservez du cash, quelles sont les chances qu’au final vous soyez gagnants ?
Ces questions renvoient à la notion de coût d’opportunité, un concept clé en matière de décisions financières.
Marks nous rappelle également que vouloir faire du « market timing » sur un titre (= chercher à anticiper l’évolution des prix à court terme) n’est généralement pas une bonne idée.
Pourquoi vendre un titre dont les perspectives à long terme sont prometteuses si vous n’anticipez qu’une baisse temporaire du cours ? En faisant ce choix, vous prenez le risque de faire plusieurs erreurs. La baisse pourrait ne pas avoir lieu et si elle a lieu vous allez devoir décider du bon moment pour revenir sur le titre, avec là aussi le risque de vous tromper.
En revanche, selon Marks, il peut être légitime d’alléger une position si son poids dans le portefeuille devient trop important. La plupart des investisseurs ne sont pas immunisés contre l’appréhension qui peut naître lorsque, suite à un beau parcours, une ligne devient prépondérante. Limiter la taille de ses positions à l’achat et encaisser ses gains lorsqu’une ligne devient très significative peut donc se justifier. Il n’existe toutefois pas de règle pour déterminer quel est le pourcentage maximal qu’une ligne ne doit pas dépasser. L’investisseur doit s’en remettre à son seul jugement et fixer un seuil en fonction de sa conviction, de sa tolérance pour le risque, de sa capacité à accepter de fortes fluctuations de la valeur de son portefeuille…
Jouer sur la pondération de ses positions ou chercher à timer le marché est très tentant. Hélas, de manière générale, ces efforts sont souvent contre-productifs. Marks rappelle que ce qui compte avant tout, c’est d’être investi en permanence. L’indice S&P 500 a progressé à un rythme annualisé de 10,5% au cours des 90 dernières années. Les intérêts composés sont une arme bien plus redoutable que les arbitrages opportunistes.
Les temps et non le timing sont la clé pour réussir. Pas convaincu ? La performance du S&P500 a été de 5,6% entre 1999 et 2018, mais si vous avez manqué les 10 meilleures journées sur cette période de près de 20 ans (0,4% du temps), votre gain n’est que de 2,0%. Les 20 meilleures journées ? Vous n’avez rien gagné. Historiquement, les gains se sont faits sur des périodes de temps très courtes. Malgré ce fait, beaucoup d’investisseurs hyperactifs continuent de faire des aller-retours sur le marché, ce qui entraine des frais de transactions, de l’impôt et le risque de manquer ces quelques journées exceptionnelles.
La vision de Lynch
Comme Marks, Lynch note que le choix de vendre doit avant tout être un choix relatif et il ne prête généralement pas attention à la situation macro-économique.
Lynch fait également une distinction en fonction des 6 catégories d’actions qu’il a définies dans son livre One up on Wall Street : croissance faible, pilier, cyclique, croissance rapide, retournement, jeu d’actifs. Pour chacune des catégories, il a identifié quelques indicateurs qui suggèrent selon lui qu’il est temps de prendre ses gains. En voici en résumé :
Croissance faible :
– les fondamentaux se détériorent
– la société perd des parts de marché
– elle ne développe aucun nouveau produit et/ou le budget R&D a été réduit
– elle se diversifie dans des secteurs sans rapport avec son activité principale
– les dernières acquisitions ont été surpayées
Pilier :
– succès mitigé des derniers lancements de produits
– la société a un PER de 15 contre 11-12 pour les autres sociétés du secteur
– aucun achat d’initié au cours des 12 derniers mois
– l’une des principales divisions du groupe est exposée à une crise économique
Cyclique :
– la demande ralentit
– le stock est en forte augmentation et la société ne parvient pas à l’écouler
– la société a doublé ses dépenses d’investissement pour construire une nouvelle usine au lieu de moderniser les sites existants à moindre coût
Croissance rapide :
– l’action est recommandée à l’achat par de nombreux analystes et une part importante du capital est détenue par les institutionnels
– le PER atteint des niveaux absurdes (plus de 50) ou l’action se vend à un PER de 30 alors que la croissance des bénéfices est attendue à 15-20% pour les deux prochaines années
– les ventes à périmètre comparable sont en recul de 3% sur le dernier trimestre
– les ventes des nouveaux magasins sont décevantes
– des cadres dirigeants ou des employés clés ont quitté la société pour rejoindre un concurrent
Retournement :
– la société a achevé son retournement, tous les problèmes ont été résolus
– les actionnaires ne sont plus gênés à l’idée de détenir l’action
– la dette a augmenté de manière notable au dernier trimestre alors qu’elle avait baissé 5 années de suite auparavant
– les stocks augmentent deux fois plus vite que les ventes
– le PER est à un niveau élevé au regard des perspectives de résultats
Jeu d’actifs :
– l’arrivée d’un activiste
– malgré la décote du titre, les dirigeants ont annoncé une augmentation de capital pour financer un plan de diversification des activités
– la branche qui devait être cédée pour 20 millions a finalement été vendue pour 12 millions
– l’actionnariat institutionnel a fortement progressé
Ces indicateurs ne sont évidemment pas infaillibles. Ils permettent néanmoins de prendre un peu de hauteur et de se poser régulièrement quelques questions afin de s’assurer que la thèse d’investissement est encore valable.
Le cas des daubasses
Pour nos daubasses, la règle est simple. Sauf exception, nous vendons lorsque notre objectif de cours est atteint. Celui-ci est défini de manière mécanique (VANT pour les net-net et net-estate et formule maison pour les RAPP).
Les pures décotes sur actifs se transforment assez rarement en belles histoires de croissance. Lorsque le marché offre une porte de sortie à un prix proche de la valeur des actifs tangibles (ou 80% de celle-ci pour les actions japonaises), il est généralement avisé de prendre ses gains.
Nous l’avons constaté avec Geomatec qui a dévissé de plus de 60% par rapport à notre cours de vente ou encore avec Gigamedia qui a perdu plus de 50%.
Il peut aussi arriver que notre thèse initiale ne se réalise pas ou que le cours végète pendant de nombreuses années, autre cas dans lequel nous nous autorisons à vendre. La fameuse règle des 5 ans.
Conclusion
Le contexte actuel est très pesant et l’investissement n’a plus la même saveur dans de telles circonstances. Pour autant, il ne faut pas sombrer dans le pessimisme le plus noir.
Le flot de mauvaises nouvelles qui nous accablent ne doit pas nous faire céder à la panique. Il convient plus que jamais de peser chacune de ses décisions. Nous avons vu que les émotions sont mauvaises conseillères lorsqu’il s’agit de faire le choix de vendre une position.
Ces événements nous marquent par leur caractère soudain et inédit et on peut avoir tendance à penser que les mauvaises nouvelles seront permanentes. Rappelons que c’était le cas également au début de la crise du Covid en mars 2020 et que la crise de 2008 signait la fin du capitalisme. Le pessimisme avait atteint son apogée. Ces crises ne sont bien sûr nullement comparables, mais elles peuvent conduire au même cheminement émotionnel.
Plus que jamais, il faut donc conserver une vue à long terme et ne pas prendre de décisions précipitées par des craintes de court terme. L’approche fondamentale que nous menons, basée sur la valeur patrimoniale des entreprises, reste dans ce contexte notre meilleure boussole pour traverser cette triste période de l’histoire.