[édito proposé à nos abonnés dans la Lettre mensuelle d’octobre 2024]
Jean-Marie Eveillard est un investisseur français et ancien gérant de fonds, âgé de 84 ans. Il a commencé sa carrière en tant qu’analyste financier à la Société Générale, à Paris, dans les années 1960. À l’époque, il n’avait aucune idée de ce qu’il faisait. Il se contentait de suivre aveuglément les recommandations de ses supérieurs. En résumé, son travail consistait à trader activement les grosses capitalisations des indices boursiers. Cette méthode lui a permis d’obtenir des performances médiocres, mais son entourage ne faisait guère mieux.
En 1968, Eveillard rejoint la société d’investissement Société Générale Asset Management (SGAM) à New York. C’est là qu’il entend parler pour la 1ère fois de Benjamin Graham, le père de l’investissement dans la valeur. Il lit ses livres Security Analysis et L’investisseur Intelligent qui seront pour lui une révélation.
Eveillard cherche à convaincre ses supérieurs de le laisser investir selon les préceptes de Graham, mais sans succès. Finalement, à l’âge de 39 ans, il acquiert enfin la liberté de prendre ses propres décisions d’investissement. Il est nommé à la tête de SoGen International, un fond si petit et obscure que personne ne s’y intéresse. Lorsqu’il en prend la direction, le fonds ne gère que 15 millions de dollars d’actifs.
Sa nouvelle stratégie d’investissement est construite autour d’une idée centrale tirée de L’investisseur intelligent : « Le futur étant incertain, il faut minimiser les risques ».
C’est une leçon que Graham a tirée d’une enfance difficile. Né à Londres en 1894, il grandit dans une famille prospère à New-York, soutenue par une entreprise familiale qui importait de la porcelaine d’Europe. Mais lorsque son père décède à l’âge de 35 ans, sa mère se retrouve seule pour élever leurs trois enfants. L’activité de l’entreprise familiale s’effondre. Face aux difficultés financières, la maison est transformée en pension. Une tentative qui tourne court.
Pour ne rien arranger, la mère de Graham emprunte de l’argent pour acheter des actions. Elle se retrouve ruinée dans la panique de 1907 où le marché perd près de la moitié de sa valeur en une semaine. Graham qui a grandi avec une cuisinière, une bonne et une gouvernante, se souviendra plus tard du déshonneur subi lorsque la famille est contrainte de vendre ses biens lors d’une enchère publique.
Ces souvenirs d’enfance auraient pu expliquer à eux seuls l’obsession de Graham pour la résilience face à l’incertitude. Mais dans les années qui ont suivi, il a été confronté à une série de calamités : la Première Guerre mondiale, le krach de 1929 et la grande dépression. Après avoir fait fortune en tant que gestionnaire de fonds dans le marché haussier des années 1920, il perd 70% de son capital entre 1929 et 1932. Ces expériences l’ont conduit à une prise de conscience : « Il est impossible de prédire l’évolution des marchés ». C’est ainsi que Graham a élaboré une méthode d’investissement qui donne la priorité à la survie et dont les deux piliers sont la marge de sécurité et la diversification.
Un demi-siècle plus tard, Eveillard applique la méthode de Graham avec succès. Il acquiert une réputation d’offrir des rendements élevés avec des risques faibles. Les clients affluent. Il engage une équipe d’analystes et lance deux nouveaux fonds.
L’attention rigoureuse portée à la valorisation permet à Eveillard de préserver le capital de ses clients. À la fin des années 80, la valorisation du marché japonais atteint des niveaux stratosphériques. En 1989, le Japon représentait 45% de la capitalisation boursière mondiale, plus que les États-Unis et le Royaume-Uni réunis. Incapable de trouver une seule action répondant à ses critères, Eveillard sort complètement du Japon en 1988. La bulle explose un an plus tard et le marché japonais entre dans une spirale baissière de plusieurs décennies. Il faudra attendre plus de 30 ans pour que le Nikkei retrouve son niveau de la fin des années 80.
Tout va pour le mieux pour Eveillard jusqu’en 1997. Cette année-là, il a déjà surperformé le marché pendant 18 ans et évité les pertes majeures. Lors de sa pire année, en 1990, le fonds n’a perdu que 1,3%. Dans le même temps, les actifs sous gestion sont passés de 15 millions à 6 milliards de dollars. Cependant, de janvier 1997 à mars 2000, le marché américain s’emballe et les ennuis d’Eveillard commencent.
L’indice Nasdaq grimpe de +290% alimenté par la folie autour des valeurs internet et télécoms. Pour se rendre compte de l’absurdité de cette époque, il suffit d’observer l’ascension et la chute de theGlobe.com : ce réseau social, introduit en bourse en 1998, voit son cours augmenter de +606% au cours de ses premiers jours de cotation avant d’être délisté du Nasdaq en 2001, son action se traînant alors sous le seuil de 1 dollar. Autre exemple : eToys. Ce site de e-commerce fait son entrée sur le marché en mai 1999 avec un prix d’introduction de 20$. Il atteint un sommet à 84$ en octobre, avant de faire faillite 18 mois plus tard.
Eveillard refuse de monter dans ces montagnes russes. D’un point de vue analytique, cette décision n’était pas difficile à prendre compte tenu des valorisations lunaires et de l’imprévisibilité des sociétés technologiques, dont certaines allaient prospérer tandis que d’autres allaient exploser en vol. Eveillard prend donc le parti de ne détenir aucune action technologique. Il faut du courage à un gérant pour s’écarter aussi radicalement des indices, car si il se trompe il peut dire adieu à sa carrière.
Pendant 3 longues années, le fonds d’Eveillard se fait complétement distancer par les indices. En 1998, le Nasdaq progresse de +39,6% alors que SoGen International perd 0,3%. L’année suivante, le fonds progresse de +19,6%. Pas mal, direz-vous ? Eh bien, non. Le Nasdaq progresse de +85,6%. La performance d’Eveillard semble bien ridicule à une période où n’importe quel novice peut faire fortune en achetant la dernière action à la mode.
Être à la traîne, c’est souffrir tant sur le plan psychologique que financier. Au bout d’un an, les clients sont mécontents. Après deux ans, ils sont furieux. Et après trois ans, ils ont quitté le navire. SocGen International en fait l’amère expérience, perdant 70% de ses clients en moins de 3 ans, tandis que ses actifs sous gestion passent de plus de 6 milliards à seulement 2 milliards de dollars.
Malgré la pression exercée par sa hiérarchie, Jean-Marie Eveillard refuse de changer de stratégie ou de prendre sa retraite. Finalement, la Société Générale trouve un moyen discret de se séparer de lui : son fonds est vendu à une petite banque d’investissement, Arnhold & S. Bleichroeder. Eveillard a consacré 38 ans de sa carrière à la Société Générale. Mais après 3 ans de sous-performance, il est mis sur la touche comme un athlète au bout du rouleau. Le vente du fonds est finalisée en janvier 2000. Deux mois plus tard, le 10 mars 2000, la bulle internet éclate.
Ce retour à la réalité permet au portefeuille d’Eveillard, toujours constitué d’actions fortement sous-évaluées, d’afficher des performances exceptionnelles. Son fonds, renommé First Eagle Global Fund, et dont il détient désormais 19,9% des parts, dépasse le Nasdaq de 49 points en 2000, de 31 points en 2001 et de 42 points en 2002. En 2001, Morningstar lui décerne le titre de gestionnaire de fonds d’actions internationales de l’année. En 2003, il reçoit la première récompense Morningstar pour l’ensemble d’une carrière, en reconnaissance de ses performances exceptionnelles à long terme, de son alignement avec les intérêts de ses actionnaires et de son courage à s’affranchir du consensus.
En un an, Eveillard est passé de « ringard » et « imbécile » à génie admiré de tous. Ses actifs sous gestion atteindront près de 100 milliards de dollars, soit vingt fois le montant de la vente par son ancien employeur.
Quelles leçons peut-on tirer du parcours de Jean-Marie Eveillard ?
La première leçon est que le chemin d’un investisseur est semé d’embûches et qu’il est extrêmement difficile de réussir à long terme sur les marchés tout en surperformant pendant plusieurs décennies. Eveillard a toujours pris des décisions rationnelles et pertinentes. Pourtant, sa carrière a bien failli voler en éclats.
Sa réussite tient à sa capacité à ne pas se laisser entraîner dans des stratégies risquées, même lorsqu’une majorité d’investisseurs s’y engouffre. En évoquant son parcours, il a souligné que son succès reposait davantage sur ce qu’il avait choisi de ne pas faire, plutôt que sur ce qu’il avait fait. Il a évité le marché japonais à la fin des années 80, il n’a pas investi dans les valeurs technologiques à la fin des années 90 et s’est tenu à l’écart des valeurs financières entre 2000 et 2008. Sa faculté à éviter ces trois grandes crises a été déterminante dans son succès sur le long terme.
Eveillard a disposé de plusieurs atouts. Il a eu la chance de découvrir, presque par hasard, la méthode de Graham, qui lui a offert un avantage analytique. Il a également eu la discipline de rester fidèle à ses principes, malgré la pression et le mépris de ses pairs. En résumé, il appartenait à une petite minorité d’investisseurs possédant à la fois l’intellect et le tempérament nécessaires pour exceller sur le long terme.
Sa détermination à ne pas succomber aux tendances et à résister aux mouvements de foule reposait sur sa conviction que l’avenir est incertain, et que le désordre, le chaos et la volatilité sont inévitables. Si l’on ne peut prévoir ni la nature, ni le calendrier, ni les facteurs déclencheurs de ces bouleversements, il est essentiel de s’y préparer pour en atténuer leurs effets. Comme l’a écrit Nassim Nicholas Taleb dans Antifragile : Things that gain from disorder : « Il est plus facile de savoir si quelque chose est fragile, que de prédire un évènement qui pourrait lui nuire ».
Reconnaître l’incertitude de l’avenir doit nous encourager à construire un portefeuille résilient plutôt que de se laisser bercer par l’illusion que tout ira pour le mieux. Au lieu de se focaliser sur ses gains ou sa capacité à battre un indice à court terme, un investisseur devrait s’efforcer de devenir plus résistant face aux chocs afin de rester dans le jeu. La croissance économique, l’amélioration de la productivité, l’expansion démographique et les intérêts composés feront le reste.
Le parcours d’Eveillard nous rappelle également que l’excès de confiance en soi est une menace permanente pour l’investisseur. Il faut avoir l’humilité de reconnaitre que l’on est irrationnel, ignorant et sujet à de nombreux biais comportementaux, même si l’on se moque souvent de ceux des autres. Cela inclut la dangereuse tendance à croire que l’avenir ressemblera toujours au passé.
Bien sûr, il ne faut pas non plus basculer dans l’excès inverse d’un pessimisme constant, de la peur ou de la paranoïa. Un investisseur résilient doit avoir suffisamment confiance en l’avenir pour saisir les opportunités lorsqu’elles se présentent.
La notion de « marge de sécurité » reste à nos yeux un excellent moyen d’éviter ces excès. En achetant des sociétés rentables en dessous de la valeur de leurs fonds propres, comme nous le faisons au Japon, nous pensons être en mesure d’encaisser les chocs en cas de scénario noir. À l’inverse, lorsque l’on observe les valorisations actuelles du marché américain (avec un PER de Shiller pour le S&P 500 de 36, contre une médiane historique de 16), on se dit qu’un scénario un peu sombre pourrait bien entraîner une débâcle.
Peut-on faire un parallèle entre la période actuelle et la bulle internet ? Si l’on s’en tient au PER de Shiller, le maximum atteint en 2000 était de 44. Nous n’en sommes plus très loin. Est-ce que l’euphorie actuelle sur les valeurs de l’intelligence artificielle se terminera comme en 2000 avec les valeurs internet ? L’avenir nous le dira.
Quoi qu’il en soit, le parcours d’Eveillard montre l’importance de garder une vision à long terme, de rester humble face à l’imprévisibilité des marchés, et de bâtir des portefeuilles capables de résister aux chocs, plutôt que de simplement parier sur un avenir radieux.
Les parcours de Jean-Marie Eveillard et de Matthew McLennan, son successeur à la tête du fonds First Eagle Global Fund, sont retracés dans le chapitre 4 du livre « Richer, Wiser, Happier » de William Green.